Les érections (nouvelle)

By 4 avril 2020Nouvelles

Il avait vécu ses plus belles années au bord de la mer. Une enfance choyée par une mère aimante, des amitiés joyeuses et un soleil fidèlement accroché.

Et si tout a basculé ce n’est pas à cause des multiples déménagements, ou d’avoir du quitter systématiquement ses amis, ni de l’absence injustifiée de son père ou encore ses mauvaises notes. N’importe quel préadolescent aurait pu passer par là. Si tout a basculé c’est à cause d’une malformation interne qui n’attendait que l’adolescence pour se manifester.

Depuis des années Xavier vivait dans un appartement de trentenaire passablement propre. Son salon semblait se mansarder, les murs sombres et recouverts d’une moquette emmagasinaient les odeurs tandis que plinthes et trumeaux étaient engorgés de moisissure. Le canapé, drapé d’un velours vert foncé, était assez grand pour accueillir deux personnes. Allongées. De nombreuses étagères striaient les murs. Il y stockait un nombre incalculable de broutilles, toutes et toujours en modèles similaires, comme une collection. Fourchettes et couteaux par centaines, tubes de colle, des dizaines de brosses à dents, et autant de télécommandes. Si aucun visiteur ne pouvait comprendre ce type d’amoncellement, lui ne faisait pas ça par choix. Il y était contraint.

A l’âge de 6 ans, Xavier a senti son sexe s’allonger de manière significative. Comme un gosse qui ne sait rien de la chose sexuelle, il n’a pas osé en parler à ses parents, honteux qu’il était d’un dysfonctionnement au niveau de cette partie qu’il s’agit de cacher dès le plus jeune âge.

Chaque fois que cela s’est reproduit, il a essayé de dissimuler cette déformation. Mais ce que Xavier ne savait pas, c’est que son problème était plus conséquent que pour ses camarades du même âge. Au départ, ça semblait n’être que physiologique : jusqu’à ses 10 ans, son sexe s’allongea de plusieurs centimètres, atteignant rapidement les 10 centimètres au repos ; mais il ne paniqua pas. Après tout, à l’école, on parlait de plus en plus de cette zone-là ; des vidéos commençaient à apparaître sur les téléphones des uns et des autres, et manifestement la taille pouvait s’avérer conséquente. Xavier pensa simplement qu’il en avait une plus longue que les autres. Il lui fallut un certain temps avant de savoir comment enrayer le problème des érections. Les vidéos qu’ils regardaient ne duraient jamais bien longtemps et il n’avait pas bien saisi la mécanique sexuelle. Un jour qu’il rentrait de l’école, l’esprit encore garni des images d’un homme en train de répandre sur le visage d’une jeune femme à lunettes un liquide épais, il se masturba pour la première fois. Difficilement, à deux mains. Le résultat : un liquide translucide et une révélation sensorielle unique. Il venait de découvrir une porte dérobée dans le long couloir de sa psyché en plein développement pornographique.

Avec cette date anniversaire, un élément nouveau fit son apparition, comme une douleur intestinale. Et le principe de péché devait alors prendre tout son sens.

Comme un préado normal, Xavier voulait des trucs de préado : du téléphone portable à la paire d’Adidas, ce genre de choses, rien d’exceptionnel, mais trop chères pour sa mère.

Pour comprendre l’origine des douleurs de Xavier, il faut se rappeler la frustration de n’avoir pas ce qu’on veut quand l’âge est aux apparences, quand la forme d’un cartable à lui seul vous enferme dans le clan des gros nazes… et Xavier souffrait, et il en voulait à sa mère. Et parfois il en avait mal au ventre. Parfois il sentait quelque chose en train de pousser, de remuer ses os, comme si une longue constipation se transformait en pierre.


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Il allait avoir 12 ans, et Xavier vivait sa scolarité sans éclats, dans une moyenne étudiée et consensuelle. La fois où il ressentit de la manière la plus violente cette douleur aiguë, quelque part entre les intestins, l’appendice et la vessie, il était en sixième, en plein contrôle d’histoire géo, et il avait besoin d’un effaceur. Pour son tout premier contrôle au collège, il ne savait pas s’il pouvait ou non demander quoi que ce soit à qui que ce soit. La douleur le prit alors violemment, comme un coup de poignard, et il sentit son sexe le travailler d’une manière inhabituelle : comme une érection, mais qui se manifestait à l’intérieur de son ventre. Pris de panique il se leva et sortit sans rien dire, faisant des gestes à son prof qui furent traduits par tous comme une diarrhée incontrôlable.

Il se dirigea vers les toilettes et la douleur se tut en quelques secondes.

Fin de l’épisode.

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Retour à la trentaine. Xavier vivait seul, et il avait appris à gérer ses crises intestino-érectionnelles. Grand et maigre, cheveux en passe d’être mi-longs, il avait le visage émacié et les pommettes saillantes, une barbe naissante qu’il n’avait pas besoin d’entretenir et une pomme d’Adam proéminente, il affichait les cicatrices d’une acné mal soignée sur les joues.

A son grand malheur, il était encore puceau. Et ce n’était pas faute d’avoir été amoureux, ou quelque chose d’approchant. Seulement, le désir sexuel s’était systématiquement traduit par une érection disproportionnée, impossible à accueillir pour un corps féminin, et il avait simplement appris à accepter qu’il mourrait vierge. Tout au plus aurait-il pu avoir une relation avec un grand animal, une jument ou une vache, mais cette idée déviante lui filait la nausée. Pour autant, si c’était là le seul problème, encore aurait-il pu s’en accommoder. Il y a bien des moines ou autres lamas tibétains qui ne se seront jamais servis de leur sexe que pour pisser. Vie monacale dans la frustration. Mais une fois encore, là ne s’arrêtaient pas les ennuis.

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L’appartement de Xavier était organisé de manière à ce que chaque besoin de base soit assouvi en quelques secondes. Le canapé était entouré d’une table basse en L avec plusieurs télécommandes, ustensiles de cuisine et couverts en tous genres, et d’une étagère qu’il avait décollée du mur et rapprochée à portée de main, remplie d’accessoires de toilette, de bouteilles de tous les sodas imaginables et de bières de tous les pays. Tout ce qui pourrait éventuellement lui faire envie. En face de lui, une télévision et une autre table basse. A sa gauche, deux petites poubelles pleines.

Sa chambre s’ouvrait sur un amas d’objets qu’il avait lui-même créés accidentellement : des centaines de brosses à dent, de télécommandes, de bouteilles… une vingtaine de parapluies tenaient en équilibre à l’entrée.

Ces amoncellements auraient fait dire à n’importe quel visiteur que Xavier agissait en dangereux sociopathe, ou quelque chose d’approchant, mais il avait su maintenir à distance toute relation sociale.

Politiquement, Xavier était très exactement cette personne que les gouvernements successifs chargeaient de toutes les tares : il regardait la télé à longueur de journée, n’avait pas de travail, vivait des aides sociales. Il regardait un peu tout ce que les chaînes numériques pouvaient lui offrir. S’il avait une petite préférence pour les films de kung-fu, ceux de bastons à gros flingues des années 80 / 90 pouvaient le tenir éveillé durant des nuits entières. Révulsé par la télé-réalité, il aimait néanmoins jeter un œil aux émissions d’Incroyables Talents. Lui aussi pourrait très bien débarquer sur scène, penser très fort à un objet et… sauf qu’il se ferait directement enfermer dans une sorte de laboratoire, avant d’être logiquement disséqué.

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­La première fois que Xavier avait laissé son anatomie terminer le processus de reproduction, c’était lors d’une sortie avec deux de ses potes, au cours de laquelle ils avaient croisé Lucie, pour qui Xavier avait un coup de cœur grandissant. Lucie était ce genre de fille parfaitement insoupçonnable mais qui avait une avance manifeste sur les jeunes de son âge. Fringuée en vierge effarouchée, précoce et développée, éduquée mais grossière, elle laissait paraître un intérêt timide pour Xavier.

Lucie était accompagnée de Kylian, un type à la mauvaise réputation. Tous avaient entre 13 et 14 ans, sauf Kylian, qui du haut de ses 18 ans avait déjà fait quelques tours en centre de rééducation pour agression au couteau. C’était une fin d’après-midi automnale baignée de l’ombre des platanes disséminés sur la plus grande avenue de leur petite ville. Les copains de Xavier fumaient une de leurs premières cigarettes, et il n’aurait pas fallu bien longtemps encore avant que Xavier lui-même ne commence à fumer « pour de vrai ». Fin stratège, il transportait toujours un paquet plein, au cas où une fille lui demanderait une clope.

Alors que Lucie et Kylian s’approchaient, Xavier fut pris d’une sensation ambiguë, quelque part entre la peur émotionnelle et la peur physique. Ses deux potes firent quelques pas en arrière et filèrent dans la rue adjacente. Kylian accéléra et prit Xavier au col. Plus grand que lui, il le souleva jusqu’à ce qu’il fût sur la pointe des pieds. Ils étaient collés et Xavier eut soudain mal à l’estomac. Kylian, les yeux injectés de sang, disait tout bas des trucs que Xavier ne saisissait pas tant il était effrayé. Lucie essaya de calmer Kylian.

– Laisse-le, il est gentil.

Kylian resserra sa prise.

– Alors quoi t’es gentil, p’tit pédé. Ça va pas être difficile de t’dépouiller alors.

Kylian sortit un couteau, Xavier allait pleurer.

– Qu’est-ce que t’as à m’offrir ?

Xavier ressentit une violente pointe au niveau des intestins qui se transforma instantanément en douleur dans la bite, comme si un rasoir lui sortait de l’urètre. N’en pouvant plus, il poussa un cri, qui se perdit dans le cri de Kylian. Le niveau de douleur de Xavier redescendit rapidement et Kylian recula de quelques pas.

– Fils de pute tu m’as planté..

Kylian voulu se jeter sur Xavier, mais il vacilla et perdit l’équilibre. Une lame sans manche était enfoncée dans le haut de sa cuisse. Kylian empoigna la lame et la retira. Son pantalon se macula de sang. Lucie fit quelques pas en arrière, fouillant la scène d’un regard paniqué. Kylian bredouilla des bouts de phrases et tomba sur le cul.

Xavier voulait partir en courant, mais ses jambes ne répondaient plus.

Lucie sortit son téléphone pour appeler les secours. Elle respirait vite, faisant ce qu’elle pouvait pour garder son calme, et lança à Xavier :

– Tire-toi vite, j’dirais c’est un type qu’j’avais jamais vu.

Kylian, recherché pour une autre agression, fut soigné en prison.

Lucie, qui n’avait rien dû saisir à la situation, ne questionna jamais Xavier à propos de la lame.

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­­Atteignant l’âge adulte, Xavier, qui n’avait jamais supporté un emploi plus de quelques jours, avait travaillé comme surveillant de parc, comme poissonnier durant un début de saison en bord de mer ; mais un dérapage anatomique l’empêchant systématiquement d’aller au bout de ses journées, il avait totalement arrêté d’essayer.

Avec les années, il avait su réguler très légèrement le rapport besoin / production : si, adolescent, quelques secondes à peine suffisaient pour que ses besoins lui sortent douloureusement de la bite, adulte il parvenait à contrôler ses émotions et parfois faire reculer la production de 10 à 15 secondes, suffisantes pour trouver une excuse lui permettant de déserter illico.

Il avait finalement choisi de ne plus se confronter au monde du travail, et rapidement au monde tout court. Les aides sociales lui permettaient de profiter d’une vie d’inadapté, se satisfaisant de peu, mangeant des produits de mauvaise qualité, et jouissant pourtant d’une paix essentielle au bon déroulement de sa vie privée.

Mais l’âge d’or ne dura pas. 2018 fut l’année où il ne fut plus du tout possible de toucher ces aides au-delà de trois refus d’un emploi proposé par le gouvernement. Ce système était plus ou moins dans les clous depuis bon nombre d’années, mais une loi vint durcir ce que certains prenaient pour un profit hors-propos dans une société ultra-libérale. Xavier se pencha sincèrement sur les trois propositions, toutes en lien avec le dernier emploi qu’il avait tenu : vendeur dans un magasin de tissus. Naturellement on lui proposait l’impossible. Même si rien dépassant la taille initiale de son sexe ne pouvait sortir de lui – avec une douloureuse marge de manœuvre, travailler dans n’importe quel magasin serait un enfer difficilement imaginable. Reste que les propositions étaient toutes trois ingérables. La première : vendeur dans un grand magasin automobile ; visualiser toutes ces clés de 12 et autres essuie-glaces lui donna des sueurs froides. Ensuite, il refusa catégoriquement le poste de caissier en supermarché. Tout pouvait arriver. Il choisit d’attendre la troisième et dernière proposition, qui arriva bien assez vite. Il y réfléchit un jour ou deux mais ne pouvait s’y résoudre : on lui proposait un poste dans une papeterie, pas immense, mais avec tout ce qu’une papeterie peut contenir : crayons, règles, tubes de colle, compas. Le cauchemar. Envisageable, pourtant, si les stocks étaient parfaitement tenus ; et si Xavier agissait à toute vitesse, servant les clients sans même que son cerveau ne s’en rende compte. Il lui faudrait connaitre le magasin dans ses moindres recoins dès le premier jour.

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­Il savait qu’il n’y avait pas de bonne solution : soit il retravaillait au minimum quatre mois et s’en tirait avec quatre mois de chômage, soit on lui coupait les vivres.

Xavier choisi, naturellement à contrecœur, de tenter le coup.

Xavier survola l’entretien sans broncher. Kinkoff, la patronne, sorte de quinquagénaire oppressée dans un tailleur, cheveux courts et blancs à la racine, s’était enquis des questions de circonstance : quel était son plus gros défaut, sa plus grande qualité et autres tristesses de l’entretien d’embauche. Si Xavier n’avait pas beaucoup de références en la matière, il avait vu tellement de films et séries qu’il arrivait à rebasculer dans la vie des situations déjà croisées sur un écran. Elle ponctuait ses phrases d’un langage soutenu, et Xavier, sachant que certaines victoires se remportent en empruntant les attributs de l’adversaire, s’acquitta lui aussi d’un langage soutenu ; ce qui mit Kinkoff en confiance, bien évidemment, et il décrocha une période d’essai d’une semaine.

Les deux jours séparant l’entretien de la date d’embauche furent studieux, Xavier étudia les photos qu’il avait prises de chaque rayon, juste après son entretien, dans le moindre détail – ainsi serait-il prêt à affronter le monde.

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­Sans surprise, la veille au soir, des pics de stress se manifestèrent par des boules au ventre : sensations différentes de ses phases de manque, pourtant approchantes. Il prit un cachet pour dormir et se réveilla dans un état pâteux et fort désagréable. Il endurait une telle fatigue qu’il n’imaginait pas possible la moindre érection ; et c’est dans cette énergie molle qu’il sauta dans un bus sans dire bonjour au chauffeur. Il savait qu’il lui faudrait éviter au maximum les contacts superflus, faire fonctionner au mieux sa mémoire pour trouver instantanément ce qu’on lui demanderait, et faire une gymnastique constante pour esquiver les sujets annexes à sa tâche.

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La première heure, la patronne Kinkoff lui fit faire le tour du magasin. C’était la fin août. Depuis l’intérieur, on pouvait lire eèrtner al tôtneib tse’c sur la vitrine. Grâce à ses révisions, Xavier fut tout de suite à l’aise dans les rayons rapidement arpentés par des parents d’élèves.

Il força la bonne humeur, s’obligeant à faire bonne impression, et cette première journée se solda par quelques remerciements, sifflés par la bouche plissée de Kinkoff. Elle n’avait jamais eu d’employé à ce point efficace dès J1. Ce qui semblait presque lui poser problème :

– C’est étonnant, on aurait dit que vous travailliez ici depuis toujours, siffla-t-elle.

– J’ai un sens développé de l’adaptation, répondit Xavier dans un tremblement de l’échine.

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Xavier se laissa aller à imaginer quelques semaines de travail sans accroc.

Mais le troisième jour, tandis que des nuages noirs annonçaient les premiers orages automnaux et que la patronne fleurait la tension pré-rentrée et les bonbons à l’anis, un gros type installé au rayon des stylos à plume, en t-shirt bleu clair et short beige, avait balayé nerveusement le stand du regard avant d’interpeller Xavier :

– Monsieur, auriez-vous un stylo Pokémon, celui avec Pikachu tout seul ?

Le cerveau de Xavier ne fit qu’un tour. Le moment où il serait confronté à une absence de produit arriva donc plus vite qu’il ne l’avait voulu ; il en eut le souffle court, et une douleur violente le prit aux intestins. S’agrippant le ventre d’une main et laissant s’échapper un bruit guttural, il prit appui sur le rayon des classeurs et bredouilla qu’il irait voir ce qu’il avait en stock. La patronne le vit tituber entre deux rayons, penché, se dirigeant vers les toilettes cachées dans le vestiaire. Occupée à la caisse, elle le laissa faire ce qu’elle imaginait qu’il avait à faire. Xavier respirait vite, atténuant la douleur en hyper ventilant. Ne pouvant se permettre de vendre du matériel que sa patronne n’avait jamais eu en stock, il déposa le stylo dans son casier et retourna dans le magasin.

– Désolé, nous n’avons pas de stylo Pikachu, dit-il feignant la gêne d’un sourire étudié.

– Mhhh ! dans ce cas un stylo avec le plus de Pokémons possible. Ou n’importe quel stylo Pokémon. Juste évitez Carapuce. Je déteste Carapuce. Et Smogo évidemment.

Le gros type asséna sans le savoir une nouvelle salve de douleurs intestinales à Xavier qui traversa le magasin à nouveau. Kinkoff se dirigea vers le gros type pour prendre le relais.

– Je peux vous aider peut-être ?

– Merci mais votre collègue est en train de vérifier les stocks.

– Ce ne sont pas les stocks.

– Il va là-bas vérifier vos stylos Pokémon.

– Pardon mais je n’ai rien de cette marque. Et ce ne sont pas les stocks.

– En ce cas, je ne saisis pas bien ce que fait ce mec. Bonne journée, lança le gros type en quittant le magasin dans un ding dong sentencieux.

La patronne Kinkoff se dirigea vers le vestiaire et croisa Xavier qui allait juste en ressortir. Surpris, Xavier glissa le stylo à plume dans sa poche.

– Vous allez bien ? elle reluquait la poche de Xavier. Un monsieur me dit que vous cherchez des stylos ici. Mais vous vous souvenez qu’il n’y a rien dans cette pièce…

– Bien sûr, j’allais juste aux toilettes, improvisa Xavier.

– Oui alors certes vous n’avez pas l’air dans votre assiette, mais j’ai besoin de vous au front !

Tandis qu’il regagnait le magasin, elle fit machinalement un tour de vestiaire et vit le casier entre-ouvert de Xavier, dans lequel se trouvait un stylo avec un petit animal jaune qu’elle n’était pas certaine d’identifier.

La journée se termina sans nouvel incident, et Xavier arbora jusqu’au soir un sourire forcé dissimulant son inquiétude.

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Dans son salon, Xavier regardait une mouche silencieuse se balader dans un chaos manifeste. Ce faisant il pensait : certainement qu’il n’allait pas tenir plus d’une semaine. Le problème allait se reproduire et avec ça, Kinkoff, malheureusement pas conne, allait finir par se douter de quelque chose…

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Le matin suivant, il avala un demi somnifère. Peut-être l’aiderait-il à contrôler ses érections.

Le magasin était baigné de reggaeton, une rythmique entêtante passée de mode, fabriquée pour que des adolescentes se frottent à des adultes.

Le volume était suffisamment bas pour qu’on n’en soit pas dégouté dès les premières mesures ; cela accompagnait les journées de Kinkoff en quête d’une jeunesse depuis longtemps disparue. Xavier attendait le premier client, le bassin appuyé contre la caisse enregistreuse, observant Kinkoff qui rangeait encore mieux des articles déjà rangés. Il sentait le cachet agir et ses jambes s’alourdir.

Elle portait un châle couleur brique et une jupe à motifs fleuris resserrés. Les traits toujours plus asséchés, elle ressemblait à une branche d’arbre habillée en maitresse d’école.

Le soir arriva sans anicroche et Xavier rentra chez lui à grandes enjambées, préoccupé de n’avoir pas pu mettre le cachet à l’épreuve d’un stimulus érectile. Il devrait tester cela hors contexte pour s’en assurer, se disait-il en passant la porte ouverte de son appartement, qu’il était pourtant certain d’avoir f…

– Xavier, cousin chéri ! C’est moi !

Cette voix qu’il aurait reconnue entre mille lui broya les intestins. Il s’immobilisa dans l’entrebâillement, chercha de l’air, teintant de légèreté un évident désarroi :

– Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi… pourquoi tu m’as pas dit que tu passais ?

Xavier, qui aurait paniqué à la simple idée qu’un inconnu puisse découvrir sa façon de vivre – personne, pas même sa mère, n’avait foulé sa moquette – Xavier dont l’émotivité était déjà à vif, conjugaison du stress et de la fatigue de cette journée à la papeterie, faisait face à l’objet inavoué de ses fantasmes : sa cousine Lise, agenouillée sur son canapé, accoudée au dossier, au beau milieu de son bordel, de sa vie, de sa honte.

– Ah ? Mais pourtant c’est Tata qui m’a accompagnée, elle m’a dit qu’elle t’avait laissé des messages, que tu ne répondais pas à cause du travail, mais que tu saurais que je venais.

Le canapé coupait la pièce en deux, la séparant en deux couloirs encombrés. Lise était, Xavier le déplorait, toujours aussi belle.

– T’as pas changé toi, t’as toujours l’air malade mon grand. Elle sauta par-dessus le dossier et l’embrassa sur la joue.

– C’est qu’j’ai pas allumé mon téléphone depuis quelques jours.

– Ha !? Pourquoi tu fais ça ?

– Pas l’utilité.

– Moi j’pourrais pas. C’est une maladie c’truc. J’y passe tout mon temps.

Elle s’était assise sur le dossier, les cuisses légèrement écartées, il imaginait son entrejambe moulé dans une culotte sur laquelle s’inscrivait en petits caractères « oublie moi oublie moi oublie moi ». Xavier se dirigea vers la cuisine et se servit un verre d’eau. Il respirait à longues goulées, vida le verre dans l’évier sans le boire avant de revenir dans le salon.

– C’est moche un peu la moquette sur les murs, dit Lise distraite.

– Maman, elle est pas là ?

– Tu préfères que je reste pas chez toi ? Tata m’a dit que tu serais ravi de m’accueillir quelques nuits. Mais j’ai visité ta chambre, j’ai pas bien saisi comment tu faisais.

– Je dors souvent dans le canapé ces dernières semaines. Ces derniers jours. A cause du boulot, je rentre crevé et je m’endors…

Il mentait comme une merde. Il se détestait.

– Si ça t’arrange je prends le canapé, ça me pose aucun souci.

Elle s’allongea comme pour illustrer ses propos.

– C’est drôle ta déco, nan ? Pas banal quoi.. Ça fait combien de temps qu’on s’est pas vus hein ?! Le plus fou c’est que j’habite pas loin. Deux heures il m’a fallu en bus. Ta mère est venue me chercher. Elle est trop mignonne. Toi on t’a pas vu ces derniers temps, nan ?

Xavier avait en effet réussi à passer outre la majorité des repas de famille de ces dernières années, prétextant tout et n’importe quoi. Sa mère en était la plus gênée, à toujours le défendre ; ils ne se voyaient d’ailleurs presque plus, et toujours dans ce même café du rez-de-chaussée. Il allait sans dire qu’elle vivait sa maternité comme un échec.

– Parle-moi de ton travail alors. Elle s’installa jambes croisées buste en avant coude sur le genou menton dans la paume, mais se ravisa aussi sec et se redressa. Ou alors attends je te dis déjà pourquoi je suis là, nan ? Tu sais que je vais enseigner ici ? Enfin c’est plutôt des TP mais c’est un début. Je suis tellement stressée, tu peux pas savoir, j’y ai passé mon été entier, et j’suis tellement pas prête ! Donc demain j’ai la rentrée pédagogique à l’école. C’est une école de ciné, tu sais ça hein, que je suis un peu dans le milieu du ciné ?

C’est que Xavier avait bien pris soin de ne pas suivre les évolutions de Lise, par amour interdit, par passion néfaste ; il l’avait passablement effacée de sa mémoire. Xavier écouta quelques minutes en essayant de se concentrer sur ce qu’elle racontait, puis prétexta de violents maux de tête et organisa un lit dans sa chambre pour la première fois depuis son emménagement. La nuit fut agitée, il eut une longue érection, qui prit beaucoup de place, et il finit par prendre une grosse dose de somnifères. Il s’endormit, mélangeant fantasmes et sursauts de cauchemars dans lesquels son fils connaîtrait par cœur – et saurait classer chronologiquement – tous les noms des présidents d’Amérique du Sud, mais ne saurait pas faire ses lacets.

Il se leva par miracle quelques minutes avant l’ouverture du magasin. Se ruant dans un bus, il réalisa qu’il avait avalé tout ce qui lui restait de somnifères durant la nuit. Il était déjà en retard, et se promit d’en trouver à sa pause. Mais le démon avait enclenché un processus impossible à inverser, et Kinkoff, qui dansait au diapason d’un regaetton dans les sous-bois de l’enfer, l’accueilli à la mesure contingente :

– En retard, n’est ce pas ! Elle s’activait dans le vide, tournant et retournant des classeurs, faisant cliqueter un stylo à pointe rétractable comme pour appuyer son propos. C’est extraordinaire comme on se laisse vite dériver, dit-elle. Donnez leur ceci qu’ils vous prennent cela sans vergogne. Mais ce n’est pas grave, vous allez vous occuper de la commande pendant que je file au fournisseur faire un remplissage exceptionnel. C’est un grand jour, nous amorçons un partenariat avec une école expérimentale qui fournit tous les articles scolaires aux enfants. Les yeux de Kinkoff semblaient vouloir poper hors de leurs orbites. Ils prennent donc des articles que l’on a déjà, mais ils ont des demandes quelque peu spécifiques. Alors je file, hein.

Elle était sortie mais le grondement de sa présence résonnait encore  dans le magasin. Xavier n’avait pas du tout saisi les enjeux de la situation, il n’avait pas compris de quoi il devait s’occuper à cet instant, et se glissa derrière le comptoir, profitant de cette absence pour couper la musique, quand une petite dame surgit de l’autre côté de la caisse.

– Oh bon sang ! Xavier porta sa main à son ventre qui gargouilla comme si un crapaud y était captif. Un simple incident, une simple surprise, et il semblait prêt à dégainer une arme intestinale. Il fallait vraiment qu’il se détende.

– Je vous ai fait peur, fit la directrice de l’école.

– J’vous avais pas vue. Pardon je…

– Vous me trouvez petite, aboya avec sarcasme la directrice.

– Non non, j’étais concentré, s’excusa Xavier.

– Où est Kinkoff ?! j’aime autant traiter avec quelqu’un d’aimable.

Elle secouait régulièrement la tête comme dans un tic. Des pellicules tombaient à chaque secousse sur ses épaulettes noires. Elle avait les cheveux gris et gras, un peu plus longs que Kinkoff ; la filiation était évidente.

– Elle revient dans un petit moment, je peux prendre un message ?

– Ah je l’avais pas vue partir. C’est que les rayons sont hauts ici. Je voudrais que vous l’appeliez pour lui demander d’ajouter quelque chose à la liste.

Son regard souligné de mascara noir lui conférait un air de louve courte sur pattes.

– C’est vous qui faîtes le partenariat ? demanda Xavier.

– C’est plus compliqué, mais oui. Passons.

– Je l’appelle, je vous la passe.

– Mais non pourquoi ! je vous dis ce qu’il me faut et vous lui transmettez.

Xavier sentit le drame arriver :

– Ce sera plus simple si je vous la passe, je… je pourrais faire une erreur.

– Mais de quoi parlez-vous enfin ! Appelez-la !

– C’est que…

– Il me faut 20 tubes de colle. Des UHU jaune classiques, le coupa la directrice, pas de sous marque.

Xavier prit le comptoir à deux mains, grimaçant un premier spasme. Il respira vite et composa un faux numéro.

– Pas de réponse…

– Impossible, j’ai besoin du tout aujourd’hui. On ne fait pas tourner une école sans colle, vous êtes ridicule.

– Elle va rappeler une fois arrivée chez le fournisseur. Un premier tube était en train de sortir. Il retenait un râle de douleur et son front perlait de sueur. Je vais aller voir en stock au cas où… Un tube, un second puis un troisième glissèrent le long de sa jambe. Il respirait difficilement et alors qu’il quittait le comptoir, les tubes roulèrent au sol.

– Voyez là, des UHU qui roulent, exactement ce que je voulais, dit la directrice. Mettez m’en 30 !

Le buste plié en avant, Xavier se tenait l’entre-jambe, la douleur le faisait se déplacer au ralenti et des tubes remplissaient son pantalon. Il n’arrivait plus à contenir le flux.

– Je… vais voir dans les stocks…

– 30 grands ou 40 petits !

– Je vais voir ce que je peux faire, dit-il la voix enrouée, inaudible, disparaissant dans les toilettes.

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Kinkoff revint au bout de 20 minutes. Xavier avait prié la directrice de ranger les tubes de colle dans sa voiture, mais cette dernière avait refusé de sortir avant le retour de la patronne.

– Tout est là ma chère Madame, lança Kinkoff, Xavier ici présent va vous accompagner.

Xavier prit le carton des mains de la patronne et le déposa sur le carton remplit des tubes de colle avant de se diriger en catimini vers la sortie où une pile de cartons attendaient le transfert. S’adossant au mur, il essaya de faire le vide. La valse des livreurs proférait un brouhaha ininterrompu dans lequel il trouva un espace où se blottir. Stress, douleurs, tensions… Il pensa que l’expérience professionnelle, aussi nécessaire fut-elle, pesait déjà lourdement sur ses nerfs. Sans aucun doute qu’« à chacun sa peine » et autres grossièretés dans le texte viendraient équilibrer les forces en activité ; mais il ressentait la méchanceté ambiante, une ignorance grégaire, et ces éléments semblaient s’additionner en une formule dont il serait invariablement exclu. Il ne voulait pas être trop sentencieux, après tout il n’avait d’expérience du monde que sa télévision et les quelques jours qui venaient de s’écouler, mais il ne pouvait se résoudre à assumer les choses du vivant comme un des Idiots à la vérité propre, ou quelque personnage ingénu de la même trempe. Il lui faudrait résister. Probablement qu’il lui faudrait résister. Pouvait-il décemment résister…

– Il n’est pas très aimable votre ici présent. Dans la papeterie, la directrice s’époussetait les épaulettes, plissant les yeux tandis que des particules blanches se dispersaient dans l’air. M’est avis que vous feriez aussi bien de lui trouver un remplaçant. Néanmoins je dis ça, je ne dis rien.

– Ah bon ! Pas aimable ça m’étonne, je le trouve tout ce qu’il y a de charmant. Kinkoff plissait elle aussi les yeux, les particules occupaient toujours plus l’espace qui les séparaient. Un peu mou, des fois, comme s’il planait ou qu’il se droguait… et d’ailleurs, maintenant que vous en parlez, il semble trafiquer des choses qui m’échappent quelque peu.

Kinkoff resta songeuse un instant tandis qu’un œil de la directrice se révulsait lentement, marquant son intérêt. Ce sont des broutilles, mais ça me turlupine, comme si il volait des choses… enfin non au contraire, comme si il ramenait des choses pour les vendre. Vous comprenez ?

– Qu’il utiliserait votre magasin pour vendre des choses achetées ailleurs ? Sous votre nez en fin de compte.

– En fin de compte, oui.

– Ça, ça ne se fait pas.

– A qui l’dîtes-vous !

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Xavier attendait chez lui nerveux que sa cousine revienne, se rongeant un ongle et observant une mouche qui piétinait inlassablement une tranche de pain de mie du matin-même – peut-être avait-elle passé sa journée à ça.

Lise passa la porte avec le regard vague d’une folle silencieuse. Xavier, pas certain de savoir quoi faire, garda le silence quelques secondes, puis parla le premier.

– Il s’est passé quelque chose.. ?

– …

– C’est au travail ? Lise fit non de la tête. Un accident ? Lise fit oui de la tête. T’es blessée ?

– Non

– T’as assisté à quelque chose ?

– J’ai traversé la place du Parlement. Je me suis arrêtée à cause d’un enfant qui courrait après les pigeons, tu sais : il court et les pigeons s’envolent. Il avait des miettes qu’il jetait puis il courrait à travers les pigeons qui s’envolent, se reposent et mangent les miettes.

– Oui j’ai vu ça à la télé…

– … quoi ?

Xavier fit non de la tête, l’encourageant à reprendre le court de son récit. Lise réemprunta son air tragique :

– Le gamin refait son numéro, sa mère le prend en photo avec son téléphone, elle reçoit un appel, se retourne et laisse le gosse seul quelques instants. Il jette des miettes, les pigeons s’attroupent, il court, les pigeons s’envolent, mais au lieu de se disperser, ils semblent prendre de l’élan, et ils s’abattent sur le gamin comme des pierres qui ricocheraient sur sa tête. C’était tellement violent… Évidemment le petit se met en boule et hurle, sa mère revient, tâche de chasser les pigeons à coup de téléphone, mais ils ont déjà arraché un œil et une joue à l’enfant. Moi je m’approche sans rien pouvoir faire : j’ai vu les dents du petit par un trou dans la joue, et j’ai un peu perdu connaissance. Pas long. Mais c’était tellement horrible…

Xavier prit Lise dans ses bras, murmurant quelques mots réconfortants avant de lui proposer du vin.

– T’as acheté du vin ?

– Oui je me suis dit que ça pourrait te plaire.

– Oh mais c’est gentil ça. Snif. C’est la pire chose que j’ai jamais vue de ma vie.

– C’est vrai que c’est terrible.

– Jamais j’ai vu une chose comme ça, c’était terrible comme tu dis. Terrible.

– L’enfant, il a été porté à l’hôpital ?

Lise redoubla de sanglots.

– C’est que j’en sais rien, quand j’ai repris mes esprits j’étais assise sur un banc avec un vieux bonhomme qui sentait fort l’eau de Cologne et l’urine. Il avait les mains recouvertes de croutes et de pansements. Les autres étaient partis, l’enfant avait disparu, restaient plus que des taches de sang. Du sang d’innocent ! Et des pigeons qui donnaient des coups sur le sol, pas loin des tâches, à s’en briser le bec, avec un son… Le vieux il a fini par sortir des graines, et des pigeons ont commencé à s’attrouper. Je te promets qu’ils avaient leurs pattes coupées, et qu’ils marchaient sur des moignons roses et gris.

– T’es partie ?

– Bien sûr j’suis partie. Mais la tête me tournait. Je me suis sentie abandonnée.

– T’es en sécurité ici.

– Merci Xavier.

– Tu as bien dormi au fait la nuit dernière ?

– Oui dis donc, jamais je n’ai aussi bien dormi sur un canapé.

­

Les premiers éclairages nocturnes se mêlèrent au crépuscule, une bruine valsait lentement devant la fenêtre encombrée de dizaines de paquets de piles. Ils mangèrent sans réel appétit et burent chacun un verre de rouge avant que Xavier n’aille s’éteindre face contre oreiller.

Le matin suivant, Xavier était arrivé avec un peu d’avance pour faire bonne figure. Il sentait que les choses au magasin commençaient à lui échapper, et la venue surprise de sa cousine altérait férocement sa concentration ; il n’avait jamais eu personne chez lui et soudain elle dormait dans son canapé, probablement en nuisette ou un autre déshabillé comme on en voit dans les films. Elle avait des seins de taille moyenne, mais ils semblaient larges, probablement fermes, lisses…

– La directrice de l’école vient d’appeler, elle dit vouloir encore plus de tubes de colle UHU. Avez-vous donné des tubes de colle UHU hier ? Les rêveries de Xavier stoppèrent violemment face au buste sec et plat de Kinkoff.

– Peut-être, je ne s…

– D’où sortaient-ils ces tubes ?

– Le stock ! répondit-il machinalement. Un carton…

– Ah très bien. Laissez-moi vous dire une bonne chose : je n’ai jamais vendu de colle UHU, c’est une question d‘éthique. Leur commercial est un malappris. Les joues de Kinkoff vibrotaient d’excitation et d’impatience. Virer des employés lui conférait un pouvoir jouissif difficile à réprimer. Sa tirade fut ferme et fluide, comme répétée : Comment avez-vous pu trouver des tubes comme ceux-là ? Vous vous comportez de la manière la plus extraordinaire qui soit. J’ai vu le micmac des stylos avec le petit chien jaune dessiné dessus. Je ne saurais pas expliquer ce qu’il se passe, mais ça ne me plaît pas. Vous étiez encore en probatoire. Je préfère que vous partiez. Disons tout de suite. Comme ça au moins c’est réglé. Je vous paierais ce que je vous dois, disons tout de suite également. Comme ça au moins pas d’histoires.

Kinkoff lui tendit une enveloppe, mais alors que Xavier était sur le point de la saisir, elle recula légèrement le bras. C’est quoi votre histoire là, avec la colle et les stylos ? Vous voulez vous foutre de moi pas vrai ?

– Pas du tout, je… Xavier, qui n’avait d’autre explication que la vérité, choisit d’abdiquer sans la moindre justification. Oui, enfin prenez ça comme vous voulez…

Il prit l’enveloppe et sortit sans même regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. S’il n’était pas particulièrement étonné de la situation, il se sentait très con de ne l’avoir pas un temps soit peu anticipée. « Drogué ! » fut le dernier mot de Kinkoff, sifflé pile au moment où la porte se refermait, assez fort pour que Xavier l’entende et s’immobilise, puis que la porte lui bouscule les fesses. Une sorte de strike.

­

Il était encore tôt et le soleil s’accrochait timidement aux cimes des immeubles. C’était l’automne qui accostait la ville de ses brumes douces et désaturées. Certainement que Lise dormait encore, il ne l’avait pas réveillée quand il avait quitté l’appartement le matin-même, longeant les murs, avalant un somnifère qui faisait encore effet. Il marchait, en villeun matin. Ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Se déplacer en ville était une activité proscrite : les panneaux publicitaires, les vitrines, jusqu’aux arrêts de bus… toutes ces surfaces affichables auxquelles on ne fait plus attention mais qui plantent la graine du besoin et de l’envie lui tordaient invariablement les entrailles. Mais ce matin, il marchait en flottillant et souhaitait simplement boire un café dans un bar. Le plus proche s’appelait Sub Zéro, et à en juger la devanture, la musique teigneuse qui se déversait à chaque ouverture de porte et la faune concernée, ce devait être un de ces bars qui ne fermait jamais vraiment ; il passa son chemin sur des pavés humides et collants. Le second avait le look escompté : petite terrasse de quatre tables rondes, façade qui avait l’air d’un pont de bateau et pancarte L’antiquaire entourée d’une guirlande éteinte, certainement un de ces bars à burgers confinés, propriété d’un petit conglomérat de trentenaires investisseurs aux dents longues, fantasme à hipsters mangeur de poutine et buveur d’IPA. Il entra et commanda un grand café qu’il choisit de boire le plus lentement possible. Deux heures plus tard, le serveur dut le bousculer pour que Xavier se réveille :

– Pardon mais vous ronflez. Et c’est un peu chiant en fait.

Le serveur moustachu un peu musclé t-shirt moulant s’en retourna sans autre cérémonie à sa tablette numérique.

Pris d’un court instant de panique, Xavier avala deux ou trois goulées d’air avant de se lever. Son café n’avait pas été entamé ; il se sentait dégueulasse, la bouche pâteuse et les jambes en coton. Dehors l’activité était à son comble, agressant vivement Xavier qui avait peine à aligner quelques pas. Il passa deux rues marchandes où des livreurs en tous genres s’adonnaient à ce que le capitalisme préfère : le dépôt de marchandise neuve dans des cartons bien ficelés et prête à la vente. Puis un square qu’il n’avait jamais vu s’offrit à lui. Il sauta au dessus d’un chien en train de chier et prit place sur un banc baigné de soleil. Il ne savait plus très bien dans quel quartier il se trouvait, mais ça n’avait pas tellement d’importance.

Après quelques dizaines de minutes une vieille dame qui était en train de casser des bouteilles vide piochées dans la benne à recyclage se fit houspiller et vint s’asseoir à côté de Xavier qui dormait.

– Hé mon gars ! Mon gars, hé ! faut pas ronfler coça c’est chiant. Tu ‘drais pas t’taire un peu ? elle le secoua par les cheveux, Xavier se réveilla et se crut en plein cauchemar.

– Putain putain vous êtes quoi ?

– C’est ça, juste arrête et laisse-moi un peu de place, tu s’ras chou.

Sa voix rauque montrait des signes d’une féminité disparue, comme si des graviers gluants lui roulaient dans la gorge. Xavier se poussa de cinquante centimètres et la vieille, visage plat et menton pointu, s’installa plus à son aise. Elle avait les cheveux longs et blancs, une robe vert foncé dans le même tissu que le canapé de Xavier et des chaussures rouges dont le verni initial avait quasiment disparu.

– J’m’appelle Forêt. Et toi mon chou ?

– Forêt ? répéta Xavier à voix haute.

– Ha tiens ben comme moi, on va bien s’entendre. J’aime bien quand quelqu’un… A moins que non, c’est comme si on était du même signe, ça peut porter malheur. T’es de quel signe au juste ?

Xavier titubait mentalement et dit machinalement :

– Lion

– Oh putain ! c’est pas bon ça, tire-toi d’ici avant que j’appelle mes potes. Deux lions qui habitent sur le même banc ça sent pas bon… Forêt prit une pose improbable, la main sur les côtes et le coude à hauteur d’épaule. Mais pour le sexe ça peut être assez explosif, maintenant que j’y pense. Tu veux qu’on s’installe en dessous, je mets mon petit drap vert de disparition et on s’ra à l’aise un moment.

– Quoi ! mais non ! Vous voulez quoi ?

Forêt se leva et commença à se déshabiller. Xavier se leva et quitta cette partie du square jusqu’à atteindre un attroupement silencieux. Sous un arbre dont les racines entraient et sortaient du sol comme dans une tentative d’évasion, pas loin de dix personnes se penchaient sur une table à laquelle étaient assis deux types d’une soixantaine d’années en train de jouer aux échecs. L’un d’eux avait l’air ahuri, solaire et dans un état de manque. Il fumait vite, soufflait la fumée partout autour de lui sur les observateurs, et tremblait de tout son corps. Souriant d’une moitié de bouche seulement, il ricanait du fond de la gorge en regardant autour sans poser son regard nulle part. En face de lui, un autre monsieur très concentré cachait son visage dans ses mains. Le plateau était recouvert des cendres de cigarettes que le premier faisait inlassablement chuter sur les pièces, sans provoquer de réactions chez l’adversaire. Xavier passa la tête entre les spectateurs qui soudain prirent la parole presque tous à la fois. Chacun donnait des positions de pièces sur l’échiquier.

– D-3 ; D-6 ; A-3 ; B-6

– D-3 ; G-5

– H-8 ; H-2

– N’importe quoi Philippe

– Bien entendu D-3 ; C-3 et du coup H-8 ; mais G-7

– Quoi ?

– G-7

– A-5 …

– Ta gueule Philippe t’y es pas du tout.

Le type à la cigarette continuait de regarder en l’air et sembla s’impatienter.

– Bon faut qu’on se décide.

– Oui on part sur quoi ?

– D-3 ; D-6 ; A-3 ; B-6 ?

– Moi je dis ok

– Validé

– Validé

– Nan mais pourquoi pas plutôt…

– Plus le temps Philippe, tu vois bien qu’il commence à en avoir marre, faut qu’tu suives !

Le type concentré bougea sa pièce, et en un instant le fumeur avança sa main porteuse de cigarette et bouscula des pièces qui tombèrent, pour en déplacer une des siennes. Tout le monde resta bouche bée de longues secondes, puis comme un accord ils bourdonnèrent tous dans leur barbe. Le type concentré replaça les pièces tombées sans moufter et se repositionna lui aussi. Quelques « pfiou » et autre « voilà je l’avais dit » firent leur apparition parmi l’équipe adverse, et un d’eux annonça « mat », avant que deux autres ne confirment. Philippe dit :

– Mais non c’est même pas échec.

– Pourquoi tu continues de venir Philippe, t’arrives même pas à te projeter dans un plat de pâtes, comment tu veux jouer à ce jeu. Regarde : G-4 ; D-8 ; A-2 ; C-2 ; H-7 ; A-3 ; G-6 ; B-4 ; C-7 MAT !

– …

Le type à la cigarette se leva d’un bond nerveux, un des types lui hurla :

– JOLI COUP !!

Mais il n’eut pas la moindre réaction. L’autre répéta :

– BELLE PARTIE !!

Mais il était déjà loin, en train de voleter sur le trottoir en secouant ses mains comme un moineau par grand vent.

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Loin de chez lui, Xavier monta dans un bus presque plein et entreprit de regarder le paysage défiler. Les immeubles se succédaient, la verdure se raréfiait et Xavier se détendit lentement. Le bus marqua un arrêt à rallonge, une femme squelettique aux longs cheveux frisés traînait un gamin de quatre ou cinq ans en train de chouiner. Xavier l’observa distraitement un instant, pensant à Forêt, se demandant comment la société pouvait laisser personnalité à ce point inadaptée errer au gré de ses élucubrations violentes et perverses. Il avait respiré l’air putréfié de sa frustration mendiante lui échappant des entrailles. Il se répéta cette phrase qu’il trouvait particulièrement adaptée et poétique. Encore un peu et elle l’aurait violé sous le banc. Aurait-elle seulement, comme annoncé, caché l’assaut par un drap ou se serait-elle acharnée sur lui au grand jour…

– DONNE ! C’est à MOUAAAAaa HAAAaaaaaaa

Le gamin hurla si fort que le chauffeur fit hoqueter son bus, propulsant d’un bond un type aux mains pleines de sacs de courses. La mère finit par lui laisser prendre ce qui ressemblait à un tournevis. Xavier voulu s’en retourner à l’asphalte, mais le gamin redoublait d’efforts dans son entreprise de cassage de noix. Il criait, droit comme un piquet, face à sa mère interrogée par une vingtaine de regards énervés ; elle semblait combattre un accès de violence intérieur. Le gosse laissa tomber le tournevis et plongea la main dans le sac de sa mère pour en sortir des clous qu’il fit tomber un à un. Les outils roulaient sur le sol, se dispersant au gré des virages. Xavier fixait du regard un clou non loin de ses pieds quand retenti un violent « clac ». Quelqu’un fit « ho » puis un autre fit « ha ! », et finalement un cri perçant rendit l’espace quasi insupportable. Xavier sentait ses entrailles le travailler sans raison précise, mais son imagination s’emballait : il se disait que la vue du tournevis lui donnait sûrement d’horribles idées. Plus il combattait son esprit, plus ses entrailles gargouillaient. Évidemment qu’il n’essaierait jamais de faire de mal à qui que ce soit ! mais il n’arrivait pas à empêcher le processus. Lorsqu’il leva les yeux, l’enfant était caché par un grand type en costume noir, de dos, qui leva haut le bras avant de l’abattre sur la tête du gosse dans un « clac » monumental, propulsant l’enfant, hurlant de plus belle, dans les jambes du type aux sacs de courses qui le gifla à son tour. Un bourdonnement prit place dans la tête de Xavier. Une vieille dame venait de foutre une nouvelle trempe au petit qui se dirigea vers lui, le visage tuméfié et les cheveux ébouriffés, comme s’il lui demandait de l’aide en poussant des cris d’effroi. Xavier regarda au-dessus de la tête de l’enfant et croisa des regards insistants, rapidement inquisiteurs face à son inaction et son hébétude. Le bus s’arrêta net, le chauffeur se retourna et fixa la scène du regard, levant le nez comme pour dire « t’attends quoi !» à un Xavier ébahi. Cette pression lui donnait le vertige. Il était impossible qu’on attende de lui pareille bassesse. Même s’il pouvait admettre qu’une petite gifle avait probablement ses vertus, ce n’est pas de cette manière qu’on l’avait éduqué. Autant avait-il pu être coutumier des cris et menaces, des « tu restes à ta place tant que t’auras pas fini tes endives au jambon », mais pas à la violence, encore moins en public. Il avait les membres engourdis et le souffle court. Il sentait l’humiliation monter en lui comme une poussée d’Archimède. S’il y avait une sortie à cette crise, rien ne semblait en indiquer le chemin : partir ? ces maniaques allaient peut-être étriper le gosse. Frapper ? impossible ! pas un parfait innocent. Prendre la parole ? mais pour dire quoi ?

Xavier choisit de suivre son instinct et de fuir, enfonçant le bouton rouge et carré de la sortie. Marchant quelques mètres à la recherche d’air frais, voguant quelque part entre résidu de cauchemar et apaisement, il se retourna et ne vit plus le bus. Il s’enfonça dans une rue étroite bordée d’arbres aux feuilles marrons qui le mèneraient finalement chez lui, sauf mais choqué.

­

­Lise n’était pas dans l’appartement et Xavier sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Il n’avait pas tout de suite mesuré l’ampleur du problème quand il trouva un mot sur la table basse stipulant que Lise faisait quelques achats et qu’elle serait de retour incessamment. Une note post-scriptum précisait : « j’ai fait un peu de rangement 🙂 ».

Son visage se vida de son sang. La majorité de ses affaires avaient disparu. Son ventre se mit à gronder, il hyperventila instinctivement. Tout ce qu’il avait créé, dans la douleur, seule manière qu’il avait de trouver un peu de quiétude dans sa maladie, tout avait effectivement disparu.

– Putainputainputainputain… Xavier balayait la pièce du regard, découvrant que bon nombre des objets qu’il avait créés avaient disparu.

Des douleurs successives le secouaient : dans son ventre un moteur semblait démarrer et caler à plusieurs reprises ; ne sachant pas exactement ce que Lise avait « rangé », le processus de création avait l’air de s’enrayer, comme une impossibilité d’organisation. Xavier grognait de douleur en fouillant le salon et la cuisine. Il ouvrait placards et tiroirs à la recherche de ce qui avait pu être rangé, caché, dans la poubelle ce qui aurait été jeté. Il craignait un malheur. Que se passerait-il si tous les objets disparus se manifestaient en même temps ? Retrouvant un sac plastique rempli de ses télécommandes et stylos, les douleurs se calmèrent un instant puis recommencèrent. Ses intestins crissaient et glougloutaient, une pression plus forte que jamais s’effectuait dans son entrejambe. La tête lui tournait, il se dirigea vers la chambre, où Lise semblait n’avoir heureusement pas mis les pieds. Ainsi il retrouva un semblant de concentration et tâcha de contrôler sa respiration. A bout de nerfs, il se hissa à genoux sur son lit et s’y laissa tomber en position fœtale, fermant les yeux qui lui brûlaient les orbites. Il s’imaginait la somme de tous les objets du salon se transformer, dans son ventre, en une seule et même agglomération, monstruosité digne d’un film fantastique des années 50, qui sortirait en lui déchirant le bas ventre. Sa création ultime ! Peut-être même était-il destiné à donner naissance à pareille abomination, celle qui détruirait l’environnement. Car c’était lui, lui le produit de l’apocalypse capitaliste, le Frankenstein du néo libéralisme exacerbé, lui le véritable, l’authentique fils de l’homme ! Lui… Xavier s’endormit.

­

Lise découvrait la grande ville ; elle tâchait de l’apprivoiser avant de s’y installer. Elle avait vécu dans un village sans histoire, découvrant elle aussi la vie à travers la télévision et les livres. Comme toutes les adolescentes, elle s’était sentie incomprise, s’enfermant de longues heures dans sa chambre, sautant des repas ; sa mère l’avait très tôt diagnostiquée anorexique, mais là n’était pas exactement le problème. Peut-être mangeait-elle trop peu, probablement était-elle plutôt maigre, et le fait qu’elle mesure presque 1 mère 65 ajoutait forcément à la disproportion. Mais la partie de son anatomie où Lise concentrait depuis quelques semaines son énergie était difficile à évoquer avec qui que ce soit. Echouées entre 12 et 14 ans, toutes ses copines commençaient à évoquer la masturbation et les prémices d’une sexualité dès la première récréation de la journée. Lise avait ressenti des modifications anatomiques qui l’empêchaient de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que son clitoris. Elle avait commencé à maîtriser cet instrument avec une grande délicatesse avant de se rendre compte qu’elle avait besoin de plus : ses doigts ne suffisaient plus, il fallait ajouter quelque chose. Elle sentait que son vagin s’ouvrait de plus en plus à mesure que le désir se déployait. Quand elle s’aventurait plus profondément, elle avait l’impression que sa chair l’empêchait de récupérer ses doigts tant qu’il n‘y avait pas eu un coup d’éclat – pas encore identifié comme un orgasme.

Elle avait entendu parler des vibromasseurs et autres sex toys hors de portée financière, et elle avait suivi les conseils d’une copine et utilisé une carotte. Mais alors qu’elle sentait monter en elle une chaleur violente et des frissons dans tout le corps, elle perdit le contrôle de ses mouvements et la carotte disparu dans son vagin. Prise de panique elle enfouit ses doigts, mais elle ne trouva rien. La honte fut plus forte que ses craintes et elle choisit de n’en parler à personne, convaincue que le légume réapparaîtrait de lui-même. Mais les jours passèrent et rien ne sortit. Elle s’imagina des sucs destructeurs, comme un acide gastrique pouvant faire fondre tout ce qui restait longuement coincé dans son ventre.

Quelques semaines plus tard, c’est un stabylo qu’elle laissa échapper alors qu’elle venait tout juste d’atteindre un éventuel orgasme. La panique fut plus grande encore qu’avec la carotte et elle s’employa avec plus de méthode à le récupérer. En vain. Ce qui l’inquiéta plus encore était qu’elle avait senti une sorte d’aspiration : le stabylo ne lui avait pas seulement échappé, il lui avait été retiré des doigts, elle en était tout à fait certaine. Comme si la chair s’était refermée sur l’objet et l’avait aspiré dans une succion. Une fois encore, elle choisit de garder cela secret, et d’attendre quelques jours. Car si un légume pouvait se dissoudre dans son ventre, le plastique ne le pouvait en aucun cas. Et pourtant, les jours, les semaines passèrent, la fin de l’année scolaire arriva et avec elle le début des vacances, et le stabylo n’avait jamais refait surface.

Le mois de juillet allait se dérouler comme chaque année en famille, au bord de l’océan. Sa tante, sœur de son père, avait de sérieux problèmes financiers et ils avaient proposé de prendre Xavier, cousin de Lise, avec eux pour un mois.

Lise connaissait peu Xavier : il était discret malgré sa grande taille, et les quelques repas de famille auxquels il avait participé se déroulaient systématiquement dans un mutisme quasi complet de sa part ; airs moroses, sans étincelles. Lise, qui avait toujours été d’un naturel enthousiaste, faisait de son physique banal un atout humoristique, paradant d’une cape de second degré qui masquait à merveille sa timidité.

Les parents de Lise profitaient que les adolescents soient indépendants pour se fondre dans des vacances de quinquagénaires de classe moyenne qui s’imaginent en quadragénaires upper class : balade à cheval, ski nautique, casino…

Seuls, Lise et Xavier se levaient tard, mangeaient beaucoup, regardaient la télé jusqu’au milieu de l’après-midi, et profitaient d’une chute de quelques degrés en fin de journée pour aller se baigner. La plage semblait s’étendre sur des semaines de marche ; les dunes de sable en faisaient une bande quasi rectiligne que seuls quelques surfeurs foulaient, perpétuellement tentés par les vagues.

Xavier ne quittait son t-shirt que pour se baigner. Il avait la peau livide et tachetée de veinules violettes. Lise l’observait du coin de l’œil avec une compassion amusée. Elle le trouvait assez beau mais pas du tout sexy ; et si elle s’interdisait de penser à lui dans ces termes, elle voyait comment lui la regardait se déshabiller. Elle savait qu’elle avait des seins développés ; elle sentait que son corps changeait et atteindrait une forme adulte d’ici peu.

Tandis qu’elle s’allongeait sur le dos et plantait ses coudes dans le sable, Xavier se déshabillait et ajustait son maillot : un short noir à rayures orange sur les bords – peut-être un faux Adidas, qui terminait trop tôt sa course sur des cuisses maigres et blanchâtres. Elle regarda furtivement la bosse que formait son sexe et se détourna mécaniquement quand elle senti que Xavier l’avait vue faire. Rougissant, elle ne put décrisper un sourire alors que Xavier manipulait son maillot pour que la forme disparaisse. Elle rigolait intérieurement, pensant qu’il ne pourrait cacher une érection qu’en se mettant sur le ventre ; elle tira sur le haut de son maillot pour que la limite du bronzage descendit de quelques centimètres, s’allongea sur le dos et écarta légèrement les jambes jusqu’à sentir le bas de son maillot lui chauffer la peau. Elle simula un petit gémissement de plaisir et regarda Xavier, qui l’observait en coin tout en creusant un trou dans le sable ; elle imaginait que le trou allait servir de cache érection et pouffa en silence.

Des mèches de ses cheveux ondulés glissaient sur ses épaules comme de fines lianes qui auraient tracé leur chemin des années durant ; imperturbables.

Elle regardait Xavier de la tête aux pieds, faussement langoureuse, imitant Sue Lyon dans Lolita, lunettes en moins, une once de vulgarité en plus, quand elle crut voir quelque chose dépasser du maillot de son cousin : pourpre, épais et arrondi, ça ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait déjà vu. Elle détourna le regard : soit c’était une illusion d’optique, soit son cousin avait un sexe disproportionné. Gênée par la découverte, Lise fouilla dans son sac et en sorti une cigarette, qu’elle alluma avec inhabilité.

Xavier en profita pour se retourner et placer son sexe dans le trou. Ils gardèrent le silence quelques minutes jusqu’à ce que Lise plonge son mégot dans le sable.

– Dis t’aurais pas vu ma crème solaire ? Je crame !

Xavier resta immobile, regard fixé sur les dunes et les pins. Une très légère grimace lui rehaussa les pommettes et lui plissa le nez.

– T’as pas un tube de crème ? insista Lise avant de lui jeter un coup d’œil. Ça va Xavier ?

La respiration de Xavier s’accélérait. Amusée, Lise pensait que l’analogie sexuelle de la crème solaire était en train de se transformer en éjaculation incontrôlable.

Elle se prenait d’une pitié amusée pour le genre masculin quand un groupe de jeunes surfeurs passa tout près d’eux ; le plus blond s’arrêta un instant, hélant Lise d’une mèche qui lui fendait le visage :

– Salut ! Vzêtes d’ici ou vzêtes en vacances ?

Il planta sa planche dans le sable. La plage était infinie, comme les poils qui lui remontaient du pubis au nombril, tranchant avec son torse surdéveloppé absolument dégarni. Il regarda un instant le reste de son groupe qui ralentissait le pas à quelques mètres de l’océan. Se retournant vers Lise, il fixa un instant ses seins à peine cachés, puis pointa une vieille bâtisse dont seul le toit dépassait des dunes.

– C’soir on fait une teuf dans la maison qu’est là-bas. Lise était médusée, seul Xavier jeta un œil à la maison.Venez, on pourra faire connaissance.

Retirant sa planche du sable, le surfeur eu un léger mouvement de tête et souffla sur sa mèche qui remonta à la verticale avant de lui retomber sur le visage. Lise le regarda qui gonflait artificiellement les biceps avant qu’il ne s’adresse à l’océan :

– C’est une houle hawaïenne cette aprem ! J’vais m’la donner un peu.

Un instant plus tard il plongeait sous les premières vagues.

Lise resta hypnotisée par l’océan quelques minutes, ne sentant plus les gouttes de sueur qui lui coulaient sur le ventre, sous les aisselles et dans le dos.

– Tiens, ça va te faire redescendre de quelques degrés.

Xavier tenait un tube de crème solaire que Lise prit machinalement, sans même le regarder. Après quelques secondes, comme si elle s’était reformulée la phrase de son cousin, elle le toisa, sourire en coin, et lui asséna :

– Super drôle. C’est pas toi qui m’aurait fait chauffer comme ça, c’est certain.

Lise et Xavier échangèrent très peu jusqu’au soir.

­

Ils logeaient avec les parents dans un cabanon à trois chambres, où chaque mouvement des uns et des autres était parfaitement identifiable. Lise avait un petit étage avec salle de bain pour elle seule. Xavier dormait juste en dessous, la tête à quelques centimètres des pieds de sa tante et de son oncle, séparés qu’ils étaient d’une fine paroi en placo-plâtre.

Le repas avec les parents se passa dans le silence jusqu’à ce que la mère de Lise n’harangue son mari :

– Explique un peu à ta fille ce que c’est que du golf naturiste.

Son père ferma les yeux en soupirant. La mère avala son verre de rouge et continua :

– Pourquoi pas de l’équitation aussi, hein ?!

Xavier utilisa l’instant de silence précédent la tempête pour s’imaginer Lise nue sur un cheval, mais le père chassa l’apparition :

– Pourquoi tu prends toujours quelqu’un à partie pour me faire tes reproches. Pourquoi tu m’adresses pas la parole de la journée, et d’un coup tu fous la merde comme ça !

– Ah mais oui ! fit la mère, évidemment tu vas retourner ça en procès contre moi. Ce s’ra pas le procès du groupe des p’tites putes sans maillots qui défilaient dans leur voiture de golf ! Ça non !

Xavier observait Lise en coin qui surveillait l’horloge au-dessus de la porte d’entrée.

Le visage de sa cousine brillait d’une demi-teinte toute emprunte d’impressionnisme : pointillisme de rousseur sur les joues, pastel des lèvres et ses yeux vert émeraude rehaussaient les teintes ternes de sa chemisette verte foncé.

Elle termina son assiette en vitesse, quitta la table sans cérémonie et monta dans sa chambre. Le bungalow fut plongé dans le silence quand les parents s’enfermèrent chacun dans leur tablette numérique, Xavier débarrassa la table avant d’aller lui-même dans sa chambre.

Il s’allongea et écouta le silence qui se réinventait après chaque craquement, sifflement de vent et chaise qui grince. Son imagination lui apporta Lise sur un plateau, le maillot entre ouvert, conduisant une voiturette de golf, des chevaux tout autour ; dans le ciel, le visage de son oncle se dessina dans un ouragan de sable, sévère et buriné, s’émaciant jusqu’à l’essentiel : des yeux rouges, une bouche comme un coup de poignard dans la joue. Il chassa le visage de son oncle pour accueillir celui de Lise, dont les traits fins glissaient, coulant lentement vers sa poitrine découpée par un bronzage radical, des dunes roses, des vagues de lait, des lèvres malhabiles dont les baisers explosent comme éclosent les fleurs sauvages. Il sentait une érection se déployer. Il sentait qu’il lui faudrait s’en occuper sans tarder, il y avait déjà plus d’une semaine qu’il était chaste.

Tomber amoureux était inenvisageable : doucereux de l’absence d’amour réciproque, hors sujet pour tout chrétien qui se respecterait un temps soit peu, et génétiquement mal apprécié par la communauté ; il se contenterait alors de laisser son imagination faire le travail, et laisserait planer le doute quant à un accès à un hypothétique paradis.

Au dehors, des bourrasques se chassaient et se remplaçaient. Les pins se réveillaient et sifflaient les nappes aiguës d’une nuit qui tardait à s’installer totalement. Sa fenêtre donnait sur un chemin en terre battue partiellement éclairé par des lampadaires aux néons blancs de supermarché.

Quelques bruits de pas à l’étage tirèrent Xavier d’une torpeur forcée : la fenêtre de Lise semblait s’ouvrir très lentement. Il éteignit sa lampe de chevet, plongeant la chambre dans un noir quasi-total, illuminée de rares leds d’appareils électroniques. Il s’assit sur son lit, regardant par la fenêtre les pieds chaussés de Lise qui prenaient maladroitement appui sur le rebord en bois. Le visage de Lise apparut lentement et fouilla la chambre du regard. Xavier nourrissait le maigre espoir que Lise tapa à sa fenêtre pour l’inviter à l’accompagner – il savait parfaitement où elle se rendait – mais elle termina sa descente et détala silencieusement.

Xavier sentait son cœur battre d’un rare force ; il fut rapidement envahi par le regret tenace d’avoir éteint sa lumière… par couardise, probablement. Peut-être ne l’avait-elle pas vu dans l’obscurité, peut-être n’avait-elle pas osé le réveiller…

La ritournelle sifflée par les pins se figea dans un bourdonnement lointain, et Xavier laissa sa frustration s’éteindre avec elle.

­

– C’était en 98-99 ça, pas vrai ? En tout cas je me souviens que j’entrais en terminale. Lise s’étirait, debout dans le salon de Xavier, empoignant une cheville puis l’autre, se baissant pour toucher ses pieds, tordant son buste en levant une main vers le plafond, l’autre main au sol.

Elle était rentrée chez son cousin vers 17 heures et l’avait trouvé endormi en boule dans sa chambre, porte ouverte. Il s’était réveillé en panique, fouillant dans son pantalon, tâtant partout sur le lit à la recherche de ce qu’il aurait pu créer accidentellement durant son sommeil. Lise était totalement perdue face à ce vent de panique. Elle avait saisi que Xavier flippait à cause des affaires disparues et était allée trouver deux sacs remplis qu’elle avait fourrés sous le canapé du salon, et Xavier avait réussi à s’imposer un retour au calme. Plus tôt dans la journée elle avait regardé sur le net à quoi cette manie de tout conserver faisait référence, et cette maladie se nommait syllogomanie, et elle réalisa que son cousin était « un grand syllogomaniaque » et ça l’avait faite rire durant de longues secondes. Elle lui expliqua alors qu’elle avait simplement stocké les excédents dans des placards, sous le canapé, rien n’avait vraiment disparu. Elle s’était convaincue que pour l’aider à se soigner il fallait sauter le pas de la séparation d’avec les objets. « Comme quand on sait pas nager, faut se jeter à l’eau » lui avait-elle dit avant d’aller chercher de quoi prendre un apéro et de changer de sujet.

Ils avaient fini la bouteille de rouge en se remémorant quelques souvenirs, dont le fameux été à la plage.

– Heureusement que t’étais là, je commençais à plus supporter ces longues semaines à m’ennuyer toute seule. Et oui oui bien sûr, je me souviens des surfeurs.

Xavier semblait s’émouvoir de la question qu’il était sur le point de poser.

– Ce soir-là… t’es sortie avec le type de la plage ? Le surfeur qui nous a abordés ?

– Ha mais tu te rappelles de lui ? Quelle mémoire ! Nan pas du tout, pas avec lui.

– Ah ok, et du coup avec un autre ? repris Xavier.

– Pourquoi ça t’intéresse tout à coup après tout ce temps ? demanda Lise avec une once de défi dans le ton.

– Oh non c’est rien, juste que le lendemain t’avais l’air pas très bien. En vérité je t’ai attendue rentr… entendue rentrer, pardon.

– Tu m’as attendue ?

– Non entendue ! et tu pleurais. Et j’ai jamais osé te demander ce qu’il s’était passé pasque… ben rien, c’est tout, j’ai pas osé.

– Quoi ? demanda Lise dans une rire étouffé. T’étais un peu amoureux ou quoi ?

Xavier secoua la tête comme dans un spasme de douleur et voulu répondre sans hésiter mais se prit les mots dans le tapis.

– Nan pas amoureux mais on était ados, y a toujours un truc qui…

Lise laissa la démonstration de Xavier s’échouer sur ses lèvres tremblantes et voulut ironiser pour détendre l’atmosphère :

– On est de la même famille c’est pas un peu déviant ça haha !?

Mais Xavier, dont l’éducation sociale à la manque ne l’avait pas assez confronté au second degré, voulu se défendre :

– C’est pas ce que je voulais dire ! Les pulsions c’est pas quelque chose qu’on contrôle, et c’était même pas des pulsions, juste des pensées. C’était p’têtre déplacé mais c’était pas méchant. Il avait presque les larmes aux yeux et se battait contre un sanglot qui compressait de plus en plus ses cordes vocales.

– Hé mais je plaisante Xav’, faut pas tout prendre au pied de la lettre.

– C’est pas ça…

– Bah si, on dirait tu crois que je t’accuse.

– … je connais rien à tous les trucs de séduction, c’est pas mon univers. J’ai jamais vraiment eu de copine moi et..

Lise resta interdite, laissant Xavier reprendre son souffle. Elle redoutait la tournure de la discussion à venir, pourtant elle n’allait pas pouvoir la contourner : elle tremblait soudain de la tête aux pieds, son estomac lui hurlait de plonger dans le sujet et elle lâcha :

– Je suis rentrée en pleurant, pas à cause du mec, c’est moi qui merde en fait… Je crois que j’ai toujours trimballé des problèmes hormonaux et j’ai toujours eu peur de passer le pas. Aujourd’hui encore…

– Je… je sais pas si j’ai envie de parler de ça en fait, dit Xavier s’épluchant les ongles machinalement. Le sang avait quitté ses mains, on aurait dit des pattes de poulet.

– Pourquoi ? T’as lancé le sujet… et puis on est en famille. Parait que notre grand père avait un souci. Un truc congénital.

– Je savais pas, répondit Xavier. Le regard de Xavier décrocha du visage de Lise et se perdit dans les rainures engorgées du parquet. Quelques onomatopées sortirent de sa mâchoire désarticulée avant qu’il ne se lève pour faire quelques pas et reprenne place au même endroit. Le silence régna jusqu’à ce que, dans l’appartement mitoyen, un aspirateur ne remplisse l’espace sonore.

Lise sembla hésiter un instant avant de demander :

– Toi t’as pas de soucis… genre génital ?

Xavier écrasa ses yeux dans les paumes de ses mains quelques secondes avant de reprendre sa position initiale, tâchant de respirer le plus régulièrement possible. Lumière éteinte, la lampe du salon répandait quelques volutes lumineuses sur les murs vierges de toute affiche, et les ombres redessinaient ses terreurs adolescentes, monstres de cuivre, naseaux enflammés et sables mouvants.

– Je peux pas… Qu’avait-il fait ou dit pour qu’ils soient à ce point proches de parler de ses problèmes, pourtant cachés depuis toujours ? je sais pas comment… expliquer… Son téléphone vibra dans le salon, sans qu’il ne réagisse, prolongeant ses hésitations. Puis ce fut le tour du téléphone de Lise : la mère de Xavier leur proposait d’aller tous les trois manger au restaurant. Lise accueillait la proposition avec joie et s’enquit de la soumettre à un Xavier qu’elle trouva rétif et hagard, allongé dans une torsion douloureuse. Elle prit appui contre une tranche de l’encadrement de porte.

– Ta mère arrive et nous embarque avec elle. Pour manger. Écoute je voulais pas te gêner avec mes histoires. Mais comme c’est toi qui m’as demandé, alors je sais pas…

– Je peux pas aller au restaurant.

– Pourquoi ?

– Pasque je tiens pas en place, j’ai pas la patience pour ça… Il resta quelques secondes silencieux. Ça déclenche des trucs, quand j’attends trop longtemps.

– Quand t’attends ?

– Oui ça me fait mal au ventre. Xavier ne regardait pas Lise, il tournait légèrement le visage dans le sens opposé et rivait les yeux sur les plis de son drap qui plongeaient en courtes crevasses. Et il avait quoi Papi ? De quoi tu parlais exactement ?

– Bah en vrai je sais pas. J’ai entendu des histoires improbables quand j’étais petite, donc je croyais que c’était des conneries. On a un cousin que t’as dû rencontrer, mais qui est plus vieux, Hugo. Xavier hocha la tête, l’encourageant à continuer. Il m’a raconté quand j’avais 11 ou 12 ans que Papi pouvait mettre des trucs dans son urètre sans les ressortir. Déjà à l’époque je savais pas ce que c’était l’urètre. Mais quand j’ai compris, j’ai d’abord pensé que c’était pour me faire peur ou quelque chose du genre. Comment tu veux que quelqu’un fasse ça, et en plus pourquoi ça se saurait, pourquoi il en parlerait. N’empêche c’est devenu une blague à table : Où est passée ma fourchette ? Demande à Papi. Tu vois le truc. Et j’ai toujours gardé en tête Papi qui fait ça tu vois ? Qui s’enfonce… enfin t’as saisi. Et moi peu de temps après j’ai eu quelques soucis similaires. Je te passe les détails, mais c’était un peu le même truc.

– Je comprends pas.

– Je crois que Papi et moi, et je m’étais imaginé que peut être toi aussi, on a le même truc, nan ? On peut faire disparaitre…

– …

– Tu vois ce que je veux dire ou non ?

Xavier replia un genou jusqu’à ce qu’il cache partiellement Lise à son regard. Lise avait un début de fourmis dans l’épaule gauche.

– Non, répondit Xavier qui retrouvait des sensations d’enfant pris au piège de sa propre bêtise.

– Ah, alors de quoi tu parlais à l’instant ? Les douleurs au ventre !

– Rien, c’est rien.

– Ça avait pas l’air de rien !

– Laisse tomber. Je m’enfonce pas des trucs dans l’urètre en tout cas… C’est plutôt l’inverse. Lise, qui était en train de changer de position, s’immobilisa dans une pose incertaine, où genou gauche s’ouvrait vers l’extérieur et coude droit lui rentrait dans les côtes.

– L’inverse de s’enfoncer des objets c’est faire sortir des objets, Xavier, alors sois plus clair. Xavier, acculé, abdiqua :

– Je peux pas… être plus clair. Lise trouva d’abord où ranger ses bras avant de froncer entièrement le visage dans ce qui semblait mêler réflexion et teinte de dégoût. Une sonnerie retentit dans l’appartement. Xavier restait immobile tandis que Lise ouvrit la porte. Dans le couloir, la mère de Xavier fouillait dans son sac et pestait contre la disparition de son téléphone.

– Oh ma p’tite Lise ! Bon Dieu, je trouve plus rien dans ce tombeau.

– Entre, Tata.

– Xavier, il est là au moins ?

– Bien sûr, oui.

– Alors on pourrait aussi bien y aller, nan ?

Elle mesurait quelques centimètres de plus que Lise, portait un manteau marron aux cols et poignets en fausse fourrure kaki. Chacun de ses mouvements faisait rebondir des cheveux teints en blonds, gonflés par une permanente qu’elle exhibait depuis plus de trente ans. Xavier apparu, silhouette tordue dans l’obscurité du salon.

– Bah, t’as pas l’air bien, dis moi. Puis s’adressant ensuite à Lise : ton cousin, il faut toujours le bousculer un peu. Tu t’en occupes bien j’espère. Tu sais qu’il ne m’a jamais vraiment laissée entrer dans son p’tit nid ? C’est une manière de traiter sa p’tite manman ça peut-être ? Lise enfilait un veston en sky vert foncé. Xavier dit faiblement :

– Je reste ici. J’ai pas la forme.

– Au contraire t’as exactement la forme de quelqu’un qui a besoin de sortir de chez lui. Sa mère pinçait les lèvres et secouait la tête, parlant d’une voix faible et sévère.

– Quand est-ce que t’as mis les pieds dehors pour la dernière fois ?

– Tu sais Tata, il sort tous les jours pour aller au travail, pas vrai cousin ?

Xavier sentait ses cordes vocales se resserrer. Il aurait avoué son renvoi s’il en avait eu le courage.

– Ohlala ! c’est vrai j’avais presque oublié ! Tu vas me raconter tout ça autour d’un graaand verre de mousseux ! Xavier se sentait moins l’énergie de se confronter à sa mère que de la suivre dans son tourbillon. Elle ajouta : je ne le vois jamais, il ne me raconte jamais rien, il faut toujours lui tirer les vers du nez.

­

Ils naviguèrent en taxi, sur une rocade fluide et brumeuse, choisirent une rue touristique, puis marchèrent en quête d’un restaurant, se laissant voguer au gré des commentaires de Lise à propos d’une ville qu’elle découvrait enfin vraiment. Xavier marchait légèrement en retrait et laissait traîner son regard sur les herbes folles du sol dallé.

Ils prirent place dans un restaurant devant lequel un mendiant montait une garde maladroite et odorante. Chassé par un rabatteur quand Lise s’était arrêtée devant le menu placardé à l’extérieur, il avait fait mine de détaler, mais se statufia en position de défense, mains croisées à hauteur de ses yeux grands ouverts ; il était gris comme le mur, presque invisible.

Ils commandèrent des fruits de mer ; Xavier se sentait presque à l’aise sur la banquette capitonnée en velours. Il en appréciait les creux réguliers où le tissu pliait pour plonger sous un bouton ; tout en mangeant d’une main des crevettes décortiquées, il utilisait les index et majeur de sa main libre pour effectuer des figures de patinage, dessinant des formes abstraites sur les poils fins qui se rebroussent ; et avec quelques verres de vin blanc, il en oubliait presque le blabla incessant de ses accompagnatrices.

Ils sortirent, et tandis que Xavier prenait un léger retard sur sa mère et sa cousine, le mendiant gris comme le mur interpella Xavier :

– Jeune homme ! vous auriez pas un peu de monnaie ?

Pris de cours, Xavier essaya de répondre par la négative et de continuer son chemin, mais le mendiant lui emboîta le pas :

– C’est qu’ça me permettrait de manger un peu, c’soir.
– Oh pas ça putain… chuchota Xavier qui ralentit, se penchant de quelques degrés en pressant ses intestins.

– Merci c’est vraiment gentil, dit le mendiant qui croyait à un bon geste. Entre deux spasmes, Xavier sortit rapidement son portefeuille, certain qu’il pourrait contrer la poussée en donnant un billet au mendiant, mais un pic de douleur l’immobilisa et le portefeuille chuta. L’alcool lui tournait la tête, il risquait de s’évanouir. Le mendiant piétina, regardant Xavier dont le visage se tordait de douleur. Quelque chose qu’est pas passé, pas vrai ? Moi je supporte pas leurs escargots. Une fois, un type est sorti avec un doggy bag de fruits de mer et une flanquée de coquillages. L’a fallu que je me trouve des chiottes de fortune fissa… Sourd de douleur, Xavier ne retint pas quelques pièces qui glissèrent de son caleçon et s’échouèrent sur le sol. Ah ben vous avez un peu de monnaie qui tombe, je me permets de vous aider. Xavier prit appui sur le mendiant. Allez-y accrochez-vous, je m’occupe de collecter ces quelques centimes. D’autres pièces tombèrent par le bas de son pantalon ; le mendiant se servait. Ne vous en faites pas, je ramasse. Ne vous appuyez pas de tout votre poids si possible, j’ai mes rhumatismes ces jours-ci. Si il vous reste quelques pièces d’un ou deux euros, je vous débarrasserai sans problème. Xavier lâcha un grognement guttural, poussant sur sa vessie pour en forcer l’expulsion de nombreuses pièces qui inondèrent le trottoir. Dites donc… vous faites pas semblant. Le flux se réduisit, mais la douleur eut raison de Xavier qui perdit connaissance.

Quand la mère de Xavier et Lise réalisèrent son absence, elles virent le mendiant qui tenait la tête de Xavier entre ses cuisses, essayant de lui faire de l’air avec son portefeuille ouvert d’une main, et de ramasser des pièces de l’autre.
– Que faites vous !? s’écria la mère qui courait dans sa direction.
– Il est tombé dans les vaps à cause des escargots. Le mendiant n’avait pas finit de ramasser les pièces. La mère cria :

– Au voleur ! Elle lui agrippa le haut du crâne avec les deux mains et essaya de la lui tourner comme on déboucherait une bouteille de champagne.

– Pas du tout ! Arrêtez ! Essayant de se dégager, il s’adressa à Lise : aidez moi, prenez ma place. Lise remplaça le mendiant qui glissa hors de la prise de la mère. Il se baissait rapidement pour ramasser d’autres pièces. Il avait des trous dans les poches et c’est tombé de partout, dit-il. J’vous jure. Je vous en rends une partie, j’suis pas malhonnête. Le rabatteur du restaurant fit irruption avec un balai et se mit en position de combat. Le mendiant croisa de nouveau ses mains à hauteur de visage, comme un karatéka, lâchant quelques centimes. Ils gardèrent la pose tandis que Xavier reprenait lentement connaissance.

– Il t’a fait du mal mon fils chéri ?

– Non tout va bien.

Le mendiant karatéka recula par petits pas chassés. Gardant sa position de défense, il fit un doigt d’honneur très rapide au rabatteur avant de détaler, les poches débordant de pièces.

­

Ils rentrèrent tous les trois chez Xavier. Après l’avoir allongé sur son lit, sa mère rentra chez elle, laissant Lise s’occuper de son fils, qui semblait dormir profondément.

Lise prit place sur le lit, lui enleva ses chaussures, puis entreprit de lui retirer son pantalon, qui glissa facilement le long des fesses. Elle laissa trainer un regard sur son sexe moulé dans un caleçon noir. Une fois les jambes libérées, elle remonta une couverture jusqu’en haut des cuisses, et ralenti pour observer à nouveau le sexe de Xavier, puis regarda son visage pour vérifier qu’il dormait bien. Son sexe grossissait à vue d’œil. Elle respirait vite, essayant de ne pas faire de bruit, mais le sexe dépassa rapidement les limites du caleçon et se déroula sur son ventre. Xavier agrippa doucement le drap pour se cacher. Lise, à la fois profondément gênée et obnubilée par le spectacle, regarda longuement Xavier dans les yeux, avant de baisser le drap.

Le sexe de Xavier, pas tout à fait dur, montait jusqu’à ses pectoraux. Elle posa la main dessus, voulu l’entourer de ses doigts qui n’en faisaient pas le tour ; il gonfla encore et grimpa de quelques centimètres de plus.

– Je crois qu’il faut qu’on essaie, balbutia-t-elle.

– Mais c’est impossible…

– Quoi ?

– Ben je sais pas…

– Laisse moi faire.

Elle se déshabilla, grimpa sur le lit, debout à califourchon, et prit le sexe de Xavier à deux mains avant de le glisser, difficilement, dans son vagin qui commençait à mouiller de manière incontrôlable. Elle se dilata suffisamment pour laisser rentrer le gland, puis elle descendit prudemment le long de la verge qui continuait de grandir lentement. Elle sentit ses organes se déplacer. Son clitoris vibra furieusement et elle crut perdre conscience. Xavier l’agrippa aux bras, demandant si tout allait bien. Elle rouvrit des yeux d’illuminée :

– Putain oui !! Elle ne sentait pas la verge monter dans son ventre, comme si elle disparaissait au niveau de son estomac. Lise ne bougeait plus et Xavier continuait de grandir en elle, lentement mais sans s’arrêter. Elle sentait sur les parois de son vagin un glissement d’une douceur exceptionnelle ; tout son clitoris brûlait et lui envoyait des décharges cérébrales jamais ressenties.

Xavier s’abandonnait de plus en plus à l’acte et se tenait de toutes ses forces au matelas, à s’en déchausser les ongles. Tandis qu’il avançait dans le ventre de Lise il sentait une succion du vagin ; il ne savait plus si c’était son sexe qui grandissait ou celui de Lise qui l’aspirait. Des palpitations lui secouaient le bassin. Il ne contrôlait pas des râles venant du fond de sa gorge, et respirait fortement. Des picotements lui encerclèrent l’arrière du crâne, puis le corps en entier. Quelque chose commençait à se modifier dans ses entrailles : comme si un mouvement poussait tous ses organes vers son sexe. Il sentit une intense chaleur se répandre dans ses membres, attrapa sèchement les poignets de Lise qui ne sentait plus rien des stimuli extérieurs, gémissant dans un mélange de sanglots et de jouissance. Quand elle rouvrit les yeux, déchiffrant tardivement une expression de douleur sur le visage de Xavier, yeux exorbités, bouche tordue, blanc comme un mort, elle articula « Xavier ? » et il répondit difficilement « continue ». Et comme elle ne faisait rien d’autre que le laisser s’enfoncer en elle, elle se laissa faire, reprit un cycle de respiration permettant de retrouver sa concentration et ferma les yeux. Les moindres lueurs de la pièce valsaient sur ses paupières et grandissaient comme des vagues de couleurs à chaque inspiration. L’afflux sanguin se transforma en un bourdonnement qui remplit lentement l’espace sonore et elle ne s’entendit bientôt plus gémir et grincer des cordes vocales. Son cerveau semblait prendre feu lentement, puis commença à exploser d’afflux d’hormones et de dopamine. Et comme dans un déclic elle perdit conscience. Plus aucun de ses sens initiaux n’étaient actif.

Elle était une boule d’énergie irradiant un espace indéfini, et ne put voir comment Xavier se pliait dans le mauvais sens, colonne vertébrale brisée. Il n’avait plus que la peau sur les os, toute sa chair, ses organes et son sang avaient été aspirés par une Lise incapable de discernement. La carcasse de Xavier entrait lentement dans son vagin et une fois le bassin passé, il fut englouti en quelques secondes, emportant avec lui le matelas auquel il s’était agrippé, puis le sommier et tous les meubles de la chambre. Lise hurlait. Chaque meuble semblait lui procurer un plaisir presque insoutenable, et l’absence d’aspiration provoquait un cri de douleur. Tout ce qui se trouvait dans le salon et la cuisine afflua comme dans un raz de marée jusqu’à ce qu’elle n’aspire tout le contenu de l’appartement.

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Lise gisait par terre, nue, dans une chambre vide, immaculée. Elle fut réveillée au petit matin par des sirènes toutes proches. Epuisée, les membres engourdis, elle ne réalisa pas tout de suite ce qu’il s’était passé ; pourtant la mémoire resurgit par piques violentes. Elle haleta et cria « XAVIER !!» essayant de se relever, mais elle ne put que se hisser sur ses genoux. Son bassin lui faisait si mal qu’elle en avait le souffle court. Dans le salon, dans la cuisine, plus rien non plus. La porte d’entrée de l’appartement avait disparue. Elle se leva et passa la tête dans le couloir. Des voix lointaines, au rez-de-chaussée des sirènes et des bruits de pas dans les escaliers. Lise suffoquait. Tandis que des pas et des voix approchaient, elle se répétait en boucle « C’est un cauchemar. C’est pas possible. »

– Mademoiselle ? Un pompier déplia une couverture de survie et la passa sur les épaules nues de Lise. Mademoiselle depuis combien de temps vous êtes là ? Un autre pompier parlait dans un talkie « On a une jeune femme nue, prostrée, et des portes enfoncées dans le couloir. Enfoncées de l’intérieur. ». Mademoiselle est ce que vous avez vu ce qui s’est passé ?

Un policier entra dans l’appartement vide et constata qu’il n’y avait absolument rien à constater. Le pompier dit au policier qu’il avait vu des bleus sur le corps de la fille.

– Xavier.. ! Lise sanglotait sans se contrôler. Le policier se pencha vers elle.

– Qu’y a-t-il mademoiselle ?

– Il a disparu…

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