Les érections ep 4/6

By 2 avril 2020Nouvelles

Le matin suivant, Xavier était arrivé avec un peu d’avance pour faire bonne figure. Il sentait que les choses au magasin commençaient à lui échapper, et la venue surprise de sa cousine altérait férocement sa concentration ; il n’avait jamais eu personne chez lui et soudain elle dormait dans son canapé, probablement en nuisette ou un autre déshabillé comme on en voit dans les films. Elle avait des seins de taille moyenne, mais ils semblaient larges, probablement fermes, lisses…

– La directrice de l’école vient d’appeler, elle dit vouloir encore plus de tubes de colle UHU. Avez-vous donné des tubes de colle UHU hier ? Les rêveries de Xavier stoppèrent violemment face au buste sec et plat de Kinkoff.

– Peut-être, je ne s…

– D’où sortaient-ils ces tubes ?

– Le stock ! répondit-il machinalement. Un carton…

– Ah très bien. Laissez-moi vous dire une bonne chose : je n’ai jamais vendu de colle UHU, c’est une question d‘éthique. Leur commercial est un malappris. Les joues de Kinkoff vibrotaient d’excitation et d’impatience. Virer des employés lui conférait un pouvoir jouissif difficile à réprimer. Sa tirade fut ferme et fluide, comme répétée : Comment avez-vous pu trouver des tubes comme ceux-là ? Vous vous comportez de la manière la plus extraordinaire qui soit. J’ai vu le micmac des stylos avec le petit chien jaune dessiné dessus. Je ne saurais pas expliquer ce qu’il se passe, mais ça ne me plaît pas. Vous étiez encore en probatoire. Je préfère que vous partiez. Disons tout de suite. Comme ça au moins c’est réglé. Je vous paierais ce que je vous dois, disons tout de suite également. Comme ça au moins pas d’histoires.

Kinkoff lui tendit une enveloppe, mais alors que Xavier était sur le point de la saisir, elle recula légèrement le bras. C’est quoi votre histoire là, avec la colle et les stylos ? Vous voulez vous foutre de moi pas vrai ?

– Pas du tout, je… Xavier, qui n’avait d’autre explication que la vérité, choisit d’abdiquer sans la moindre justification. Oui, enfin prenez ça comme vous voulez…

Il prit l’enveloppe et sortit sans même regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. S’il n’était pas particulièrement étonné de la situation, il se sentait très con de ne l’avoir pas un temps soit peu anticipée. « Drogué ! » fut le dernier mot de Kinkoff, sifflé pile au moment où la porte se refermait, assez fort pour que Xavier l’entende et s’immobilise, puis que la porte lui bouscule les fesses. Une sorte de strike.

­

Il était encore tôt et le soleil s’accrochait timidement aux cimes des immeubles. C’était l’automne qui accostait la ville de ses brumes douces et désaturées. Certainement que Lise dormait encore, il ne l’avait pas réveillée quand il avait quitté l’appartement le matin-même, longeant les murs, avalant un somnifère qui faisait encore effet. Il marchait, en ville, un matin. Ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Se déplacer en ville était une activité proscrite : les panneaux publicitaires, les vitrines, jusqu’aux arrêts de bus… toutes ces surfaces affichables auxquelles on ne fait plus attention mais qui plantent la graine du besoin et de l’envie lui tordaient invariablement les entrailles. Mais ce matin, il marchait en flottillant et souhaitait simplement boire un café dans un bar. Le plus proche s’appelait Sub Zéro, et à en juger la devanture, la musique teigneuse qui se déversait à chaque ouverture de porte et la faune concernée, ce devait être un de ces bars qui ne fermait jamais vraiment ; il passa son chemin sur des pavés humides et collants. Le second avait le look escompté : petite terrasse de quatre tables rondes, façade qui avait l’air d’un pont de bateau et pancarte L’antiquaire entourée d’une guirlande éteinte, certainement un de ces bars à burgers confinés, propriété d’un petit conglomérat de trentenaires investisseurs aux dents longues, fantasme à hipsters mangeur de poutine et buveur d’IPA. Il entra et commanda un grand café qu’il choisit de boire le plus lentement possible. Deux heures plus tard, le serveur dut le bousculer pour que Xavier se réveille :

– Pardon mais vous ronflez. Et c’est un peu chiant en fait.

Le serveur moustachu un peu musclé t-shirt moulant s’en retourna sans autre cérémonie à sa tablette numérique.

Pris d’un court instant de panique, Xavier avala deux ou trois goulées d’air avant de se lever. Son café n’avait pas été entamé ; il se sentait dégueulasse, la bouche pâteuse et les jambes en coton. Dehors l’activité était à son comble, agressant vivement Xavier qui avait peine à aligner quelques pas. Il passa deux rues marchandes où des livreurs en tous genres s’adonnaient à ce que le capitalisme préfère : le dépôt de marchandise neuve dans des cartons bien ficelés et prête à la vente. Puis un square qu’il n’avait jamais vu s’offrit à lui. Il sauta au dessus d’un chien en train de chier et prit place sur un banc baigné de soleil. Il ne savait plus très bien dans quel quartier il se trouvait, mais ça n’avait pas tellement d’importance.

Après quelques dizaines de minutes une vieille dame qui était en train de casser des bouteilles vide piochées dans la benne à recyclage se fit houspiller et vint s’asseoir à côté de Xavier qui dormait.

– Hé mon gars ! Mon gars, hé ! faut pas ronfler coça c’est chiant. Tu ‘drais pas t’taire un peu ? elle le secoua par les cheveux, Xavier se réveilla et se crut en plein cauchemar.

– Putain putain vous êtes quoi ?

– C’est ça, juste arrête et laisse-moi un peu de place, tu s’ras chou.

Sa voix rauque montrait des signes d’une féminité disparue, comme si des graviers gluants lui roulaient dans la gorge. Xavier se poussa de cinquante centimètres et la vieille, visage plat et menton pointu, s’installa plus à son aise. Elle avait les cheveux longs et blancs, une robe vert foncé dans le même tissu que le canapé de Xavier et des chaussures rouges dont le verni initial avait quasiment disparu.

– J’m’appelle Forêt. Et toi mon chou ?

– Forêt ? répéta Xavier à voix haute.

– Ha tiens ben comme moi, on va bien s’entendre. J’aime bien quand quelqu’un… A moins que non, c’est comme si on était du même signe, ça peut porter malheur. T’es de quel signe au juste ?

Xavier titubait mentalement et dit machinalement :

– Lion

– Oh putain ! c’est pas bon ça, tire-toi d’ici avant que j’appelle mes potes. Deux lions qui habitent sur le même banc ça sent pas bon… Forêt prit une pose improbable, la main sur les côtes et le coude à hauteur d’épaule. Mais pour le sexe ça peut être assez explosif, maintenant que j’y pense. Tu veux qu’on s’installe en dessous, je mets mon petit drap vert de disparition et on s’ra à l’aise un moment.

– Quoi ! mais non ! Vous voulez quoi ?

Forêt se leva et commença à se déshabiller. Xavier se leva et quitta cette partie du square jusqu’à atteindre un attroupement silencieux. Sous un arbre dont les racines entraient et sortaient du sol comme dans une tentative d’évasion, pas loin de dix personnes se penchaient sur une table à laquelle étaient assis deux types d’une soixantaine d’années en train de jouer aux échecs. L’un d’eux avait l’air ahuri, solaire et dans un état de manque. Il fumait vite, soufflait la fumée partout autour de lui sur les observateurs, et tremblait de tout son corps. Souriant d’une moitié de bouche seulement, il ricanait du fond de la gorge en regardant autour sans poser son regard nulle part. En face de lui, un autre monsieur très concentré cachait son visage dans ses mains. Le plateau était recouvert des cendres de cigarettes que le premier faisait inlassablement chuter sur les pièces, sans provoquer de réactions chez l’adversaire. Xavier passa la tête entre les spectateurs qui soudain prirent la parole presque tous à la fois. Chacun donnait des positions de pièces sur l’échiquier.

– D-3 ; D-6 ; A-3 ; B-6

– D-3 ; G-5

– H-8 ; H-2

– N’importe quoi Philippe

– Bien entendu D-3 ; C-3 et du coup H-8 ; mais G-7

– Quoi ?

– G-7

– A-5 …

– Ta gueule Philippe t’y es pas du tout.

Le type à la cigarette continuait de regarder en l’air et sembla s’impatienter.

– Bon faut qu’on se décide.

– Oui on part sur quoi ?

– D-3 ; D-6 ; A-3 ; B-6 ?

– Moi je dis ok

– Validé

– Validé

– Nan mais pourquoi pas plutôt…

– Plus le temps Philippe, tu vois bien qu’il commence à en avoir marre, faut qu’tu suives !

Le type concentré bougea sa pièce, et en un instant le fumeur avança sa main porteuse de cigarette et bouscula des pièces qui tombèrent, pour en déplacer une des siennes. Tout le monde resta bouche bée de longues secondes, puis comme un accord ils bourdonnèrent tous dans leur barbe. Le type concentré replaça les pièces tombées sans moufter et se repositionna lui aussi. Quelques « pfiou » et autre « voilà je l’avais dit » firent leur apparition parmi l’équipe adverse, et un d’eux annonça « mat », avant que deux autres ne confirment. Philippe dit :

– Mais non c’est même pas échec.

– Pourquoi tu continues de venir Philippe, t’arrives même pas à te projeter dans un plat de pâtes, comment tu veux jouer à ce jeu. Regarde : G-4 ; D-8 ; A-2 ; C-2 ; H-7 ; A-3 ; G-6 ; B-4 ; C-7 MAT !

– …

Le type à la cigarette se leva d’un bond nerveux, un des types lui hurla :

– JOLI COUP !!

Mais il n’eut pas la moindre réaction. L’autre répéta :

– BELLE PARTIE !!

Mais il était déjà loin, en train de voleter sur le trottoir en secouant ses mains comme un moineau par grand vent.

­

Loin de chez lui, Xavier monta dans un bus presque plein et entreprit de regarder le paysage défiler. Les immeubles se succédaient, la verdure se raréfiait et Xavier se détendit lentement. Le bus marqua un arrêt à rallonge, une femme squelettique aux longs cheveux frisés traînait un gamin de quatre ou cinq ans en train de chouiner. Xavier l’observa distraitement un instant, pensant à Forêt, se demandant comment la société pouvait laisser personnalité à ce point inadaptée errer au gré de ses élucubrations violentes et perverses. Il avait respiré l’air putréfié de sa frustration mendiante lui échappant des entrailles. Il se répéta cette phrase qu’il trouvait particulièrement adaptée et poétique. Encore un peu et elle l’aurait violé sous le banc. Aurait-elle seulement, comme annoncé, caché l’assaut par un drap ou se serait-elle acharnée sur lui au grand jour…

– DONNE ! C’est à MOUAAAAaa HAAAaaaaaaa

Le gamin hurla si fort que le chauffeur fit hoqueter son bus, propulsant d’un bond un type aux mains pleines de sacs de courses. La mère finit par lui laisser prendre ce qui ressemblait à un tournevis. Xavier voulu s’en retourner à l’asphalte, mais le gamin redoublait d’efforts dans son entreprise de cassage de noix. Il criait, droit comme un piquet, face à sa mère interrogée par une vingtaine de regards énervés ; elle semblait combattre un accès de violence intérieur. Le gosse laissa tomber le tournevis et plongea la main dans le sac de sa mère pour en sortir des clous qu’il fit tomber un à un. Les outils roulaient sur le sol, se dispersant au gré des virages. Xavier fixait du regard un clou non loin de ses pieds quand retenti un violent « clac ». Quelqu’un fit « ho » puis un autre fit « ha ! », et finalement un cri perçant rendit l’espace quasi insupportable. Xavier sentait ses entrailles le travailler sans raison précise, mais son imagination s’emballait : il se disait que la vue du tournevis lui donnait sûrement d’horribles idées. Plus il combattait son esprit, plus ses entrailles gargouillaient. Évidemment qu’il n’essaierait jamais de faire de mal à qui que ce soit ! mais il n’arrivait pas à empêcher le processus. Lorsqu’il leva les yeux, l’enfant était caché par un grand type en costume noir, de dos, qui leva haut le bras avant de l’abattre sur la tête du gosse dans un « clac » monumental, propulsant l’enfant, hurlant de plus belle, dans les jambes du type aux sacs de courses qui le gifla à son tour. Un bourdonnement prit place dans la tête de Xavier. Une vieille dame venait de foutre une nouvelle trempe au petit qui se dirigea vers lui, le visage tuméfié et les cheveux ébouriffés, comme s’il lui demandait de l’aide en poussant des cris d’effroi. Xavier regarda au-dessus de la tête de l’enfant et croisa des regards insistants, rapidement inquisiteurs face à son inaction et son hébétude. Le bus s’arrêta net, le chauffeur se retourna et fixa la scène du regard, levant le nez comme pour dire « t’attends quoi !» à un Xavier ébahi. Cette pression lui donnait le vertige. Il était impossible qu’on attende de lui pareille bassesse. Même s’il pouvait admettre qu’une petite gifle avait probablement ses vertus, ce n’est pas de cette manière qu’on l’avait éduqué. Autant avait-il pu être coutumier des cris et menaces, des « tu restes à ta place tant que t’auras pas fini tes endives au jambon », mais pas à la violence, encore moins en public. Il avait les membres engourdis et le souffle court. Il sentait l’humiliation monter en lui comme une poussée d’Archimède. S’il y avait une sortie à cette crise, rien ne semblait en indiquer le chemin : partir ? ces maniaques allaient peut-être étriper le gosse. Frapper ? impossible ! pas un parfait innocent. Prendre la parole ? mais pour dire quoi ?

Xavier choisit de suivre son instinct et de fuir, enfonçant le bouton rouge et carré de la sortie. Marchant quelques mètres à la recherche d’air frais, voguant quelque part entre résidu de cauchemar et apaisement, il se retourna et ne vit plus le bus. Il s’enfonça dans une rue étroite bordée d’arbres aux feuilles marrons qui le mèneraient finalement chez lui, sauf mais choqué.

­

­Lise n’était pas dans l’appartement et Xavier sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Il n’avait pas tout de suite mesuré l’ampleur du problème quand il trouva un mot sur la table basse stipulant que Lise faisait quelques achats et qu’elle serait de retour incessamment. Une note post-scriptum précisait : « j’ai fait un peu de rangement 🙂 ».

Son visage se vida de son sang. La majorité de ses affaires avaient disparu. Son ventre se mit à gronder, il hyperventila instinctivement. Tout ce qu’il avait créé, dans la douleur, seule manière qu’il avait de trouver un peu de quiétude dans sa maladie, tout avait effectivement disparu.

­

­LA SUITE AU PROCHAIN EPISODE

Vous aimez ? Commentez !

Code de sécurité * Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.