
Il se leva par miracle quelques minutes avant l’ouverture du magasin. Se ruant dans un bus, il réalisa qu’il avait avalé tout ce qui lui restait de somnifères durant la nuit. Il était déjà en retard, et se promit d’en trouver à sa pause. Mais le démon avait enclenché un processus impossible à inverser, et Kinkoff, qui dansait au diapason d’un regaetton dans les sous-bois de l’enfer, l’accueilli à la mesure contingente :
– En retard, n’est ce pas ! Elle s’activait dans le vide, tournant et retournant des classeurs, faisant cliqueter un stylo à pointe rétractable comme pour appuyer son propos. C’est extraordinaire comme on se laisse vite dériver, dit-elle. Donnez leur ceci qu’ils vous prennent cela sans vergogne. Mais ce n’est pas grave, vous allez vous occuper de la commande pendant que je file au fournisseur faire un remplissage exceptionnel. C’est un grand jour, nous amorçons un partenariat avec une école expérimentale qui fournit tous les articles scolaires aux enfants. Les yeux de Kinkoff semblaient vouloir poper hors de leurs orbites. Ils prennent donc des articles que l’on a déjà, mais ils ont des demandes quelque peu spécifiques. Alors je file, hein.
Elle était sortie mais le grondement de sa présence résonnait encore dans le magasin. Xavier n’avait pas du tout saisi les enjeux de la situation, il n’avait pas compris de quoi il devait s’occuper à cet instant, et se glissa derrière le comptoir, profitant de cette absence pour couper la musique, quand une petite dame surgit de l’autre côté de la caisse.
– Oh bon sang ! Xavier porta sa main à son ventre qui gargouilla comme si un crapaud y était captif. Un simple incident, une simple surprise, et il semblait prêt à dégainer une arme intestinale. Il fallait vraiment qu’il se détende.
– Je vous ai fait peur, fit la directrice de l’école.
– J’vous avais pas vue. Pardon je…
– Vous me trouvez petite, aboya avec sarcasme la directrice.
– Non non, j’étais concentré, s’excusa Xavier.
– Où est Kinkoff ?! j’aime autant traiter avec quelqu’un d’aimable.
Elle secouait régulièrement la tête comme dans un tic. Des pellicules tombaient à chaque secousse sur ses épaulettes noires. Elle avait les cheveux gris et gras, un peu plus longs que Kinkoff ; la filiation était évidente.
– Elle revient dans un petit moment, je peux prendre un message ?
– Ah je l’avais pas vue partir. C’est que les rayons sont hauts ici. Je voudrais que vous l’appeliez pour lui demander d’ajouter quelque chose à la liste.
Son regard souligné de mascara noir lui conférait un air de louve courte sur pattes.
– C’est vous qui faîtes le partenariat ? demanda Xavier.
– C’est plus compliqué, mais oui. Passons.
– Je l’appelle, je vous la passe.
– Mais non pourquoi ! je vous dis ce qu’il me faut et vous lui transmettez.
Xavier sentit le drame arriver :
– Ce sera plus simple si je vous la passe, je… je pourrais faire une erreur.
– Mais de quoi parlez-vous enfin ! Appelez-la !
– C’est que…
– Il me faut 20 tubes de colle. Des UHU jaune classiques, le coupa la directrice, pas de sous marque.
Xavier prit le comptoir à deux mains, grimaçant un premier spasme. Il respira vite et composa un faux numéro.
– Pas de réponse…
– Impossible, j’ai besoin du tout aujourd’hui. On ne fait pas tourner une école sans colle, vous êtes ridicule.
– Elle va rappeler une fois arrivée chez le fournisseur. Un premier tube était en train de sortir. Il retenait un râle de douleur et son front perlait de sueur. Je vais aller voir en stock au cas où… Un tube, un second puis un troisième glissèrent le long de sa jambe. Il respirait difficilement et alors qu’il quittait le comptoir, les tubes roulèrent au sol.
– Voyez là, des UHU qui roulent, exactement ce que je voulais, dit la directrice. Mettez m’en 30 !
Le buste plié en avant, Xavier se tenait l’entre-jambe, la douleur le faisait se déplacer au ralenti et des tubes remplissaient son pantalon. Il n’arrivait plus à contenir le flux.
– Je… vais voir dans les stocks…
– 30 grands ou 40 petits !
– Je vais voir ce que je peux faire, dit-il la voix enrouée, inaudible, disparaissant dans les toilettes.
Kinkoff revint au bout de 20 minutes. Xavier avait prié la directrice de ranger les tubes de colle dans sa voiture, mais cette dernière avait refusé de sortir avant le retour de la patronne.
– Tout est là ma chère Madame, lança Kinkoff, Xavier ici présent va vous accompagner.
Xavier prit le carton des mains de la patronne et le déposa sur le carton remplit des tubes de colle avant de se diriger en catimini vers la sortie où une pile de cartons attendaient le transfert. S’adossant au mur, il essaya de faire le vide. La valse des livreurs proférait un brouhaha ininterrompu dans lequel il trouva un espace où se blottir. Stress, douleurs, tensions… Il pensa que l’expérience professionnelle, aussi nécessaire fut-elle, pesait déjà lourdement sur ses nerfs. Sans aucun doute qu’« à chacun sa peine » et autres grossièretés dans le texte viendraient équilibrer les forces en activité ; mais il ressentait la méchanceté ambiante, une ignorance grégaire, et ces éléments semblaient s’additionner en une formule dont il serait invariablement exclu. Il ne voulait pas être trop sentencieux, après tout il n’avait d’expérience du monde que sa télévision et les quelques jours qui venaient de s’écouler, mais il ne pouvait se résoudre à assumer les choses du vivant comme un des Idiots à la vérité propre, ou quelque personnage ingénu de la même trempe. Il lui faudrait résister. Probablement qu’il lui faudrait résister. Pouvait-il décemment résister…
– Il n’est pas très aimable votre ici présent. Dans la papeterie, la directrice s’époussetait les épaulettes, plissant les yeux tandis que des particules blanches se dispersaient dans l’air. M’est avis que vous feriez aussi bien de lui trouver un remplaçant. Néanmoins je dis ça, je ne dis rien.
– Ah bon ! Pas aimable ça m’étonne, je le trouve tout ce qu’il y a de charmant. Kinkoff plissait elle aussi les yeux, les particules occupaient toujours plus l’espace qui les séparaient. Un peu mou, des fois, comme s’il planait ou qu’il se droguait… et d’ailleurs, maintenant que vous en parlez, il semble trafiquer des choses qui m’échappent quelque peu.
Kinkoff resta songeuse un instant tandis qu’un œil de la directrice se révulsait lentement, marquant son intérêt. Ce sont des broutilles, mais ça me turlupine, comme si il volait des choses… enfin non au contraire, comme si il ramenait des choses pour les vendre. Vous comprenez ?
– Qu’il utiliserait votre magasin pour vendre des choses achetées ailleurs ? Sous votre nez en fin de compte.
– En fin de compte, oui.
– Ça, ça ne se fait pas.
– A qui l’dîtes-vous !
Xavier attendait chez lui nerveux que sa cousine revienne, se rongeant un ongle et observant une mouche qui piétinait inlassablement une tranche de pain de mie du matin-même – peut-être avait-elle passé sa journée à ça.
Lise passa la porte avec le regard vague d’une folle silencieuse. Xavier, pas certain de savoir quoi faire, garda le silence quelques secondes, puis parla le premier.
– Il s’est passé quelque chose.. ?
– …
– C’est au travail ? Lise fit non de la tête. Un accident ? Lise fit oui de la tête. T’es blessée ?
– Non
– T’as assisté à quelque chose ?
– J’ai traversé la place du Parlement. Je me suis arrêtée à cause d’un enfant qui courrait après les pigeons, tu sais : il court et les pigeons s’envolent. Il avait des miettes qu’il jetait puis il courrait à travers les pigeons qui s’envolent, se reposent et mangent les miettes.
– Oui j’ai vu ça à la télé…
– … quoi ?
Xavier fit non de la tête, l’encourageant à reprendre le court de son récit. Lise réemprunta son air tragique :
– Le gamin refait son numéro, sa mère le prend en photo avec son téléphone, elle reçoit un appel, se retourne et laisse le gosse seul quelques instants. Il jette des miettes, les pigeons s’attroupent, il court, les pigeons s’envolent, mais au lieu de se disperser, ils semblent prendre de l’élan, et ils s’abattent sur le gamin comme des pierres qui ricocheraient sur sa tête. C’était tellement violent… Évidemment le petit se met en boule et hurle, sa mère revient, tâche de chasser les pigeons à coup de téléphone, mais ils ont déjà arraché un œil et une joue à l’enfant. Moi je m’approche sans rien pouvoir faire : j’ai vu les dents du petit par un trou dans la joue, et j’ai un peu perdu connaissance. Pas long. Mais c’était tellement horrible…
Xavier prit Lise dans ses bras, murmurant quelques mots réconfortants avant de lui proposer du vin.
– T’as acheté du vin ?
– Oui je me suis dit que ça pourrait te plaire.
– Oh mais c’est gentil ça. Snif. C’est la pire chose que j’ai jamais vue de ma vie.
– C’est vrai que c’est terrible.
– Jamais j’ai vu une chose comme ça, c’était terrible comme tu dis. Terrible.
– L’enfant, il a été porté à l’hôpital ?
Lise redoubla de sanglots.
– C’est que j’en sais rien, quand j’ai repris mes esprits j’étais assise sur un banc avec un vieux bonhomme qui sentait fort l’eau de Cologne et l’urine. Il avait les mains recouvertes de croutes et de pansements. Les autres étaient partis, l’enfant avait disparu, restaient plus que des taches de sang. Du sang d’innocent ! Et des pigeons qui donnaient des coups sur le sol, pas loin des tâches, à s’en briser le bec, avec un son… Le vieux il a fini par sortir des graines, et des pigeons ont commencé à s’attrouper. Je te promets qu’ils avaient leurs pattes coupées, et qu’ils marchaient sur des moignons roses et gris.
– T’es partie ?
– Bien sûr j’suis partie. Mais la tête me tournait. Je me suis sentie abandonnée.
– T’es en sécurité ici.
– Merci Xavier.
– Tu as bien dormi au fait la nuit dernière ?
– Oui dis donc, jamais je n’ai aussi bien dormi sur un canapé.
Style ou stylo rétractable? Pauvre gosse…