Les poches pleines de péchés, Zachary se promène d’un chapiteau à l’autre. Il n’attend qu’un déclic. Ce genre de signe qui va déclencher l’avalanche d’événements.
Derrière un drap rétro éclairé, des clowns se maquillent. Deux ou trois gosses les regardent fascinés espérant une sortie en fanfare.
La foire dans laquelle avance Zachary attire toute la population. Des pires aux meilleurs. Mais pour l’instant, il ne semblait croiser que les locaux – si tant est que les foires puissent en compter. Question de terminologie, rien de plus.
Il avançait sans prérogative, sans envie particulière, il n’attendait, comme évoqué, qu’un déclic. Il n’avait aucun passé, travaillait assez peu à son futur, laissant tout ça se mettre en place sans provocation.
A quelques dizaines de mètres de là, à la cime dépassant tous les autres chapiteaux, se dressait un bâtiment de toiles et de couleurs. S’en dégageait une clameur sourde, un maelstrom sonore sans discernement. Zachary, le pas distrait, se dirigeait lentement dans cette direction.
Sorti d’une tente en catastrophe, un type dont la cloque disproportionnée qu’il a, ouverte, sur la joue, et dont des dizaines de scolopendres minuscules s’échappent, se prend les pieds dans un piquet retenant des poules attachées par les pates. S’étalant lourdement sur le sol, il regarde les scolopendres s’échapper à toute vitesse, picorées pour certaines par les poules. Le type s’agite, fouillant la boue séchée du regard, croise celui de Zachary, à quelques mètres de là, et dit tout bas « Au secours » puis élevant légèrement la voix « mes bébés, aidez moi ». Tandis qu’il commence à les récupérer les unes après les autres, Zachary, prenant garde de n’écraser personne, passe son chemin.
Plus loin, un clown dans la force de l’âge, de ceux qui ont les cheveux rouges bouclés et la peau blanche, semble sermonner sa fille – ou sa femme, ou quelque autre clown au féminin – tout ce qu’il y a de sexy. « C’est comme ça et pas autrement ! » dit le vieux, avant de partir d’un pas énergique, tandis que la jeune reste plantée, détaillant le sol terreux, galaxie de cailloux à l’assaut desquels les scolopendres étaient déjà lancées. Zachary s’approcha de la clown pour lui proposer de trouver un débit de boisson, lui offrir quelques grains de MDMA et festoyer tranquillement sans demander leur reste, mais avant quelque amabilité qu’il ne se puisse permettre, le vieux clown revenait sur ses pas, giflant la jeune avec un élan de boxeur, la vissant d’un quart dans le sol. Zachary choisit ce moment pour effectuer un léger pas de côté et passer son chemin, offrant suffisamment de confidentialité à l’avancée du débat.
Deux ou trois petits chapiteaux plus loin se met en place un pas de deux au charme spécifiquement juif : deux ultra orthodoxes, bien affriolés, semblent s’affronter au couteau, jetant d’avant en arrière bustes et jambes, s’évitant de quelques centimètres et se retenant d’une main habile au sol, où les scolopendres étaient probablement déjà arrivées. Un mélange de capoeira et de danse ashkénaze. Un assez joli spectacle, pensa Zachary, avant de détourner le regard et de choisir une autre direction.
Il se faufila alors entre deux tentes très proches l’une de l’autre, évitant un chien sans poils, tatoué des pates à la truffe, à qui il ne manquait que la parole pour exprimer sa honte. Derrière la toile tendue se trouvait un enfant en bas âge, au visage symétrique, aux doigts réguliers, à la peau légèrement tannée par le soleil des régions du sud qu’il devait surement visiter dans la tournée incessante de ce cirque-ville ambulant.
Zachary se penche et veut lui demander son nom quand l’enfant se tourne vers le chien tatoué qui s’approche, le chassant d’un mouvement du bras, avant de prendre une scolopendre et de l’écraser entre ses ongles bien polis.
Le chien s’arrête, le regarde, et lui dit assez clairement « hé mais vraiment vous me faites chier à m’envoyer chier sans arrêt ! J’y peux rien si mon poil repousse pas, si on m’a tatoué toutes ces merdes sans me demander ! J’ai un cœur comme le vôtre, des sentiments et une sensibilité d’autant plus irritable que ce rejet m’oblige à une remise en question de tous les instants, alors que clairement je ne peux RIEN faire contre… »
Zachary, qui en avait suffisamment entendu, était déjà assez loin pour ne plus entendre les plaintes rébarbatives de l’animal.
De plus grande taille que les autres, un chapiteau encadré de quatre tours à la manière d’un château fort, semblait faire se converger tous les allées et chemins tracés entre les autres chapiteaux et tentes au milieu desquels Zachary se promenait depuis le début de cette histoire. Une rumeur le prenait petit à petit par les tripes, relayée par une odeur de moustique brûlé qui le fit d’abord ralentir, puis, à mesure que le chapiteau grossissait, sa curiosité, piquée par la texture qui semblait recouvrir le bâtiment, lui fit presser légèrement le pas.
Les parois en toiles épaisses étaient pour certaines couvertes de pustules et de croutes. Les plus tirées étaient parfois poilues, mais les implantations variaient selon l’exposition aux points cardinaux. On trouvait aussi une proportion acceptable de toiles pendantes et flappantes qui gonflaient légèrement avec les vents.
Le château était fait de peau. Etait-ce un patchwork de plusieurs peaux cousues les unes aux autres… quoi qu’il en fut chaque battant semblait être une longue et unique pièce. Zachary aurait bien pu se demander si cela venait d’un animal de très grande taille au cuir étirable, ou si c’était au contraire une reproduction – parfaitement singulière – des étapes que connait cet organe, le plus lourd que l’on retrouve dans un corps humain ; mais il ne pensait, à ce moment précis, à rien de tout ça. Ce que Zachary ne pouvait dès lors pas se formuler, c’est que si cette toile avait été un regroupement de peaux humaines, ce chapiteau fort regrouperait logiquement dix mille milliards de bactéries multipliées par le nombre de corps utilisés. Une considération assez terrifiante étant donnée la taille de l’organe en question.
Jusque là, il faut bien admettre que Zachary, “les poches pleines de péchés“, n’avait rien de très passionnant à offrir. Serait-il celui par qui l’aventure arriverait ? Sans forcément en être ? Allons y voir de plus prêt.
Zachary fut rapidement entouré d’enfants non accompagnés étonnamment calmes.
Les minutes passèrent, et tandis que les gradins se remplissaient, nourrissant l’espoir de Zacharie de voir le spectacle démarrer, l’unique mouvement sur les pistes en terre battue était la diminution progressive des lumières et rien d’autres. Zachary détaillait les bambins devant lui et se fit la suggestion que les deux, peut être trois juste à sa portée étaient de la même famille : les cheveux très courts, la limite de leur cuir chevelu se parsemait de petites boursouflures acnéiques. Ils semblaient n’avoir guère plus de sept ou huit ans et Zachary pensait que le problème ne pouvait qu’être héréditaire et non adolescent.
Un banc plus loin, une jeune fille se retourna vers la fratrie et tendit un pot de ce que Zacharie analysa comme du pop-corn englué dans de l’huile. Ils prirent chacun une grosse poignée qu’ils déposèrent à l’intersection de leurs cuisses.
Une rumeur reprit, sans rapport aucun avec l’ambiance régnant dans le chapiteau, les lumières continuaient de baisser et quelque chose aller bientôt démarrer.
Son passif de dangereux alcoolique en poche, Zachary ne se souvenait pas de ce qu’était la crainte d’une situation inconnue ou singulière. Toutes au plus avait-il la présence d’esprit de calmer un jeu dont il n’aurait pas le contrôle pour s’accaparer les honneurs d’une situation regrettable. Pourtant, ce jour, alors qu’il se rapprochait du terrain vague non loin de chez lui, soudainement occupé par ce qu’il n’analysa pas tout de suite comme une fête foraine, il sentit une forme d’humilité le pénétrer par les pores. Une fascination comme jamais il ne se souvenait en avoir ressenti préalablement.
D’une petite ouverture sur le côté gauche du chapiteau entre un vendeur ambulant. Il pousse un chariot à plusieurs étages. Sans aucun bruit il passe dans les rangs. Tout le monde n’achète pas, mais Zachary est piqué au vif ; tandis qu’il voyait ses voisins éloignés piocher boissons et saloperies sucrées, alors que le chariot approchait, il n’y avait finalement plus que des plantes vertes, au bout desquelles des fleurs semblaient vous toiser, moqueuses. Le vendeur lui tendit une sorte de tulipe très épaisse. Mais alors que Zacharie relevait la tête, portefeuille et fleur en main, le vendeur était déjà quelques rangs plus bas.
Zacharie observa la fleur. Sa tige avait été arrachée sans précaution, de telle sorte que des filaments déchirés en remontaient tout du long. De la sève épaisse, d’abord légèrement opaque, puis de plus en plus pourpre gouta lourdement sur le sol. Zacharie écarta les filaments et sentit une pulsation battre dans la tige. Il leva furtivement le regard, s’assurant que personne ne regardait ce qu’il s’apprêtait à faire, et ouvrit la tige. La plaie béante suinta un peu plus avant qu’une sorte d’intestin ne commence à en couler. Zachary mit sa main sous la tige et recueilli les intestins, suivis d’une petite boule marron, mole et malodorante. La fleur s’affaissait. Ses pétales avaient flétri en l’espace de quelques secondes, la sève éclaboussait les chaussures de Zachary qui déposa les entrailles de la fleur sur le banc avant d’ouvrir complètement la tige. En haut de la tige, proche de la fleur, se trouvait le cœur qui pulsait de plus en plus lentement. Zachary voulu appuyer sur l’organe mais se ravisa, et un instant plus tard la fleur se courba totalement. Zachary releva la tête. L’odeur devint rapidement pestilentielle.
Un long sifflement retenti, venant de l’extérieur, comme si le vent slalomant entre des mâts de voiliers terminait son long cheminement dans le chapiteau. L’air devint chaud et difficile à respirer. Zachary se mit la main sur la bouche, essayant de respirer dans le creux de sa main, mais toussa soudainement et très fort. Autour de lui, les bancs étaient pleins à craquer. Pourtant le silence régnait. Sa quinte de toux, proche du haut le cœur, l’obligea à se lever et traverser les rangs pour gagner la sortie. On se poussa poliment et Zachary trouva un pan à demi ouvert dans la peau couvrant le chapiteau. Il se trouva dans un nouveau chapiteau, en présence de douzaines d’acrobates, se ressemblant tous. Immobiles, silencieux, ils semblaient attendre leur tour avec la plus grande des concentrations. Consciencieusement, Zachary les contourna, se dirigeant vers le fond de cette antichambre. Il passa un nouveau sas d’un volume très similaire au précédent, peut être plus bas de plafond, cette fois rempli de chevaux sans cavaliers, tous gris, tous apprêtés de la même manière. Il toussota dans une convulsion et la première rangée de chevaux tourna la tête vers lui d’un unique mouvement. Surpris, il résorba un hoquet avant de reprendre lentement sa marche.
Le sas suivant était vide. Sombre. Zachary relâcha sa quinte avec force et la résonance fut telle qu’il leva la tête pour essayer de comprendre où il se trouvait. L’écho fut remplacé par un grondement très éloigné d’applaudissements et cris. Il se sentait comme accueilli au centre d’un Colisée éteint, la foule tout autour de lui perchée à plusieurs centaines de mètres, hurlant à la mort.
Zachary, de ces personnages qu’on redoute, qui créent de la légende dans certains quartiers mal famés, gitan autoproclamé, se faisait tout petit face à l’enchainement des évènements. Il traversait tout cela sans rien intellectualiser, surfant, jusque là, sur les bizarreries avec agilité, se laissait-il penser jusque là ; mais sa tentative de quitter momentanément les lieux, qui semblait prendre une tournure tout à fait déstabilisante, lui nouait l’estomac.
Et soudain tout s’empourpre. Il se retrouve insecte aveugle aux membres qui crissent et bruissent, une vibration généralisée, un tout prurigineux et la migration des sens. Le remugle de la plante pourrissante refait surface et Zachary rote, se grattant le torse de tous ses ongles. Ses jambes flageolent, ses bras brulent, il tombe à genoux et perd connaissance.
Une vive douleur dans le rectum le réveille, un pincement, comme une digestion d’épines. Il sue sur un drap gris à côté d’un radiateur bouillant. A sa portée, un tas de vêtements qui vibrent. Il ferme les yeux, fait remonter ses pommettes aussi haut que possible, retient son souffle puis expire bruyamment et les bas fonds de son œsophage s’embrasent. Il sent un liquide bouillant remonter jusqu’à sa bouche, et tandis qu’il s’apprête à laisser sortir l’évidence d’une gerbe de vomit, seul un son grave et mouillé, perlant dans l’air chaud et stérile, n’en sort. Respirant douloureusement il glisse sur le sol, repousse des mégots et des plumes de traversins éventrés, et cherche une direction à prendre. Les murs se confondent avec le sol, il n’y a pas d’angles, tout est plat, monochrome. Le sol est transparent. Une vive lumière se repend sous Zachary qui voit des nappes fluides transpercées de raies de lueur.
Il se sait mort. Il n’a pas la moindre idée de la raison pour laquelle il a pu passer l’arme à gauche, mais il se rend bien compte qu’il est mort. Pas de ces morts où tout flotte, indolore. Au contraire.
J’adore ton écriture, tu vas nous mettre ça en image ?
🙂 🙂