Les érections ep 2/6

By 31 mars 2020Nouvelles

Xavier survola l’entretien sans broncher. Kinkoff, la patronne, sorte de quinquagénaire oppressée dans un tailleur, cheveux courts et blancs à la racine, s’était enquis des questions de circonstance : quel était son plus gros défaut, sa plus grande qualité et autres tristesses de l’entretien d’embauche. Si Xavier n’avait pas beaucoup de références en la matière, il avait vu tellement de films et séries qu’il arrivait à rebasculer dans la vie des situations déjà croisées sur un écran. Elle ponctuait ses phrases d’un langage soutenu, et Xavier, sachant que certaines victoires se remportent en empruntant les attributs de l’adversaire, s’acquitta lui aussi d’un langage soutenu ; ce qui mit Kinkoff en confiance, bien évidemment, et il décrocha une période d’essai d’une semaine.

Les deux jours séparant l’entretien de la date d’embauche furent studieux, Xavier étudia les photos qu’il avait prises de chaque rayon, juste après son entretien, dans le moindre détail – ainsi serait-il prêt à affronter le monde.

­­

­Sans surprise, la veille au soir, des pics de stress se manifestèrent par des boules au ventre : sensations différentes de ses phases de manque, pourtant approchantes. Il prit un cachet pour dormir et se réveilla dans un état pâteux et fort désagréable. Il endurait une telle fatigue qu’il n’imaginait pas possible la moindre érection ; et c’est dans cette énergie molle qu’il sauta dans un bus sans dire bonjour au chauffeur. Il savait qu’il lui faudrait éviter au maximum les contacts superflus, faire fonctionner au mieux sa mémoire pour trouver instantanément ce qu’on lui demanderait, et faire une gymnastique constante pour esquiver les sujets annexes à sa tâche.

­

La première heure, la patronne Kinkoff lui fit faire le tour du magasin. C’était la fin août. Depuis l’intérieur, on pouvait lire eèrtner al tôtneib tse’c sur la vitrine. Grâce à ses révisions, Xavier fut tout de suite à l’aise dans les rayons rapidement arpentés par des parents d’élèves.

Il força la bonne humeur, s’obligeant à faire bonne impression, et cette première journée se solda par quelques remerciements, sifflés par la bouche plissée de Kinkoff. Elle n’avait jamais eu d’employé à ce point efficace dès J1. Ce qui semblait presque lui poser problème :

– C’est étonnant, on aurait dit que vous travailliez ici depuis toujours, siffla-t-elle.

– J’ai un sens développé de l’adaptation, répondit Xavier dans un tremblement de l’échine.

­

Xavier se laissa aller à imaginer quelques semaines de travail sans accroc.

Mais le troisième jour, tandis que des nuages noirs annonçaient les premiers orages automnaux et que la patronne fleurait la tension pré-rentrée et les bonbons à l’anis, un gros type installé au rayon des stylos à plume, en t-shirt bleu clair et short beige, avait balayé nerveusement le stand du regard avant d’interpeller Xavier :

– Monsieur, auriez-vous un stylo Pokémon, celui avec Pikachu tout seul ?

Le cerveau de Xavier ne fit qu’un tour. Le moment où il serait confronté à une absence de produit arriva donc plus vite qu’il ne l’avait voulu ; il en eut le souffle court, et une douleur violente le prit aux intestins. S’agrippant le ventre d’une main et laissant s’échapper un bruit guttural, il prit appui sur le rayon des classeurs et bredouilla qu’il irait voir ce qu’il avait en stock. La patronne le vit tituber entre deux rayons, penché, se dirigeant vers les toilettes cachées dans le vestiaire. Occupée à la caisse, elle le laissa faire ce qu’elle imaginait qu’il avait à faire. Xavier respirait vite, atténuant la douleur en hyper ventilant. Ne pouvant se permettre de vendre du matériel que sa patronne n’avait jamais eu en stock, il déposa le stylo dans son casier et retourna dans le magasin.

– Désolé, nous n’avons pas de stylo Pikachu, dit-il feignant la gêne d’un sourire étudié.

– Mhhh ! dans ce cas un stylo avec le plus de Pokémons possible. Ou n’importe quel stylo Pokémon. Juste évitez Carapuce. Je déteste Carapuce. Et Smogo évidemment.

Le gros type asséna sans le savoir une nouvelle salve de douleurs intestinales à Xavier qui traversa le magasin à nouveau. Kinkoff se dirigea vers le gros type pour prendre le relais.

– Je peux vous aider peut-être ?

– Merci mais votre collègue est en train de vérifier les stocks.

– Ce ne sont pas les stocks.

– Il va là-bas vérifier vos stylos Pokémon.

– Pardon mais je n’ai rien de cette marque. Et ce ne sont pas les stocks.

– En ce cas, je ne saisis pas bien ce que fait ce mec. Bonne journée, lança le gros type en quittant le magasin dans un ding dong sentencieux.

La patronne Kinkoff se dirigea vers le vestiaire et croisa Xavier qui allait juste en ressortir. Surpris, Xavier glissa le stylo à plume dans sa poche.

– Vous allez bien ? elle reluquait la poche de Xavier. Un monsieur me dit que vous cherchez des stylos ici. Mais vous vous souvenez qu’il n’y a rien dans cette pièce…

– Bien sûr, j’allais juste aux toilettes, improvisa Xavier.

– Oui alors certes vous n’avez pas l’air dans votre assiette, mais j’ai besoin de vous au front !

Tandis qu’il regagnait le magasin, elle fit machinalement un tour de vestiaire et vit le casier entre-ouvert de Xavier, dans lequel se trouvait un stylo avec un petit animal jaune qu’elle n’était pas certaine d’identifier.

La journée se termina sans nouvel incident, et Xavier arbora jusqu’au soir un sourire forcé dissimulant son inquiétude.

­

Dans son salon, Xavier regardait une mouche silencieuse se balader dans un chaos manifeste. Ce faisant il pensait : certainement qu’il n’allait pas tenir plus d’une semaine. Le problème allait se reproduire et avec ça, Kinkoff, malheureusement pas conne, allait finir par se douter de quelque chose…

­

Le matin suivant, il avala un demi somnifère. Peut-être l’aiderait-il à contrôler ses érections.

Le magasin était baigné de reggaeton, une rythmique entêtante passée de mode, fabriquée pour que des adolescentes se frottent à des adultes.

Le volume était suffisamment bas pour qu’on n’en soit pas dégouté dès les premières mesures ; cela accompagnait les journées de Kinkoff en quête d’une jeunesse depuis longtemps disparue. Xavier attendait le premier client, le bassin appuyé contre la caisse enregistreuse, observant Kinkoff qui rangeait encore mieux des articles déjà rangés. Il sentait le cachet agir et ses jambes s’alourdir.

Elle portait un châle couleur brique et une jupe à motifs fleuris resserrés. Les traits toujours plus asséchés, elle ressemblait à une branche d’arbre habillée en maitresse d’école.

Le soir arriva sans anicroche et Xavier rentra chez lui à grandes enjambées, préoccupé de n’avoir pas pu mettre le cachet à l’épreuve d’un stimulus érectile. Il devrait tester cela hors contexte pour s’en assurer, se disait-il en passant la porte ouverte de son appartement, qu’il était pourtant certain d’avoir f…

– Xavier, cousin chéri ! C’est moi !

Cette voix qu’il aurait reconnue entre mille lui broya les intestins. Il s’immobilisa dans l’entrebâillement, chercha de l’air, teintant de légèreté un évident désarroi :

– Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi… pourquoi tu m’as pas dit que tu passais ?

Xavier, qui aurait paniqué à la simple idée qu’un inconnu puisse découvrir sa façon de vivre – personne, pas même sa mère, n’avait foulé sa moquette – Xavier dont l’émotivité était déjà à vif, conjugaison du stress et de la fatigue de cette journée à la papeterie, faisait face à l’objet inavoué de ses fantasmes : sa cousine Lise, agenouillée sur son canapé, accoudée au dossier, au beau milieu de son bordel, de sa vie, de sa honte.

– Ah ? Mais pourtant c’est Tata qui m’a accompagnée, elle m’a dit qu’elle t’avait laissé des messages, que tu ne répondais pas à cause du travail, mais que tu saurais que je venais.

Le canapé coupait la pièce en deux, la séparant en deux couloirs encombrés. Lise était, Xavier le déplorait, toujours aussi belle.

– T’as pas changé toi, t’as toujours l’air malade mon grand. Elle sauta par-dessus le dossier et l’embrassa sur la joue.

– C’est qu’j’ai pas allumé mon téléphone depuis quelques jours.

– Ha !? Pourquoi tu fais ça ?

– Pas l’utilité.

– Moi j’pourrais pas. C’est une maladie c’truc. J’y passe tout mon temps.

Elle s’était assise sur le dossier, les cuisses légèrement écartées, il imaginait son entrejambe moulé dans une culotte sur laquelle s’inscrivait en petits caractères « oublie moi oublie moi oublie moi ». Xavier se dirigea vers la cuisine et se servit un verre d’eau. Il respirait à longues goulées, vida le verre dans l’évier sans le boire avant de revenir dans le salon.

– C’est moche un peu la moquette sur les murs, dit Lise distraite.

– Maman, elle est pas là ?

– Tu préfères que je reste pas chez toi ? Tata m’a dit que tu serais ravi de m’accueillir quelques nuits. Mais j’ai visité ta chambre, j’ai pas bien saisi comment tu faisais.

– Je dors souvent dans le canapé ces dernières semaines. Ces derniers jours. A cause du boulot, je rentre crevé et je m’endors…

Il mentait comme une merde. Il se détestait.

– Si ça t’arrange je prends le canapé, ça me pose aucun souci.

Elle s’allongea comme pour illustrer ses propos.

– C’est drôle ta déco, nan ? Pas banal quoi.. Ça fait combien de temps qu’on s’est pas vus hein ?! Le plus fou c’est que j’habite pas loin. Deux heures il m’a fallu en bus. Ta mère est venue me chercher. Elle est trop mignonne. Toi on t’a pas vu ces derniers temps, nan ?

Xavier avait en effet réussi à passer outre la majorité des repas de famille de ces dernières années, prétextant tout et n’importe quoi. Sa mère en était la plus gênée, à toujours le défendre ; ils ne se voyaient d’ailleurs presque plus, et toujours dans ce même café du rez-de-chaussée. Il allait sans dire qu’elle vivait sa maternité comme un échec.

– Parle-moi de ton travail alors. Elle s’installa jambes croisées buste en avant coude sur le genou menton dans la paume, mais se ravisa aussi sec et se redressa. Ou alors attends je te dis déjà pourquoi je suis là, nan ? Tu sais que je vais enseigner ici ? Enfin c’est plutôt des TP mais c’est un début. Je suis tellement stressée, tu peux pas savoir, j’y ai passé mon été entier, et j’suis tellement pas prête ! Donc demain j’ai la rentrée pédagogique à l’école. C’est une école de ciné, tu sais ça hein, que je suis un peu dans le milieu du ciné ?

C’est que Xavier avait bien pris soin de ne pas suivre les évolutions de Lise, par amour interdit, par passion néfaste ; il l’avait passablement effacée de sa mémoire. Xavier écouta quelques minutes en essayant de se concentrer sur ce qu’elle racontait, puis prétexta de violents maux de tête et organisa un lit dans sa chambre pour la première fois depuis son emménagement. La nuit fut agitée, il eut une longue érection, qui prit beaucoup de place, et il finit par prendre une grosse dose de somnifères. Il s’endormit, mélangeant fantasmes et sursauts de cauchemars dans lesquels son fils connaîtrait par cœur – et saurait classer chronologiquement – tous les noms des présidents d’Amérique du Sud, mais ne saurait pas faire ses lacets.

­

­LA SUITE AU PROCHAIN EPISODE

Vous aimez ? Commentez !

Code de sécurité * Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.