
Xavier survola l’entretien sans broncher. Kinkoff, la patronne, sorte de quinquagénaire oppressée dans un tailleur, cheveux courts et blancs à la racine, s’était enquis des questions de circonstance : quel était son plus gros défaut, sa plus grande qualité et autres tristesses de l’entretien d’embauche. Si Xavier n’avait pas beaucoup de références en la matière, il avait vu tellement de films et séries qu’il arrivait à rebasculer dans la vie des situations déjà croisées sur un écran. Elle ponctuait ses phrases d’un langage soutenu, et Xavier, sachant que certaines victoires se remportent en empruntant les attributs de l’adversaire, s’acquitta lui aussi d’un langage soutenu ; ce qui mit Kinkoff en confiance, bien évidemment, et il décrocha une période d’essai d’une semaine.
Les deux jours séparant l’entretien de la date d’embauche furent studieux, Xavier étudia les photos qu’il avait prises de chaque rayon, juste après son entretien, dans le moindre détail – ainsi serait-il prêt à affronter le monde.
Sans surprise, la veille au soir, des pics de stress se manifestèrent par des boules au ventre : sensations différentes de ses phases de manque, pourtant approchantes. Il prit un cachet pour dormir et se réveilla dans un état pâteux et fort désagréable. Il endurait une telle fatigue qu’il n’imaginait pas possible la moindre érection ; et c’est dans cette énergie molle qu’il sauta dans un bus sans dire bonjour au chauffeur. Il savait qu’il lui faudrait éviter au maximum les contacts superflus, faire fonctionner au mieux sa mémoire pour trouver instantanément ce qu’on lui demanderait, et faire une gymnastique constante pour esquiver les sujets annexes à sa tâche.
La première heure, la patronne Kinkoff lui fit faire le tour du magasin. C’était la fin août. Depuis l’intérieur, on pouvait lire eèrtner al tôtneib tse’c sur la vitrine. Grâce à ses révisions, Xavier fut tout de suite à l’aise dans les rayons rapidement arpentés par des parents d’élèves.
Il força la bonne humeur, s’obligeant à faire bonne impression, et cette première journée se solda par quelques remerciements, sifflés par la bouche plissée de Kinkoff. Elle n’avait jamais eu d’employé à ce point efficace dès J1. Ce qui semblait presque lui poser problème :
– C’est étonnant, on aurait dit que vous travailliez ici depuis toujours, siffla-t-elle.
– J’ai un sens développé de l’adaptation, répondit Xavier dans un tremblement de l’échine.
Xavier se laissa aller à imaginer quelques semaines de travail sans accroc.
Mais le troisième jour, tandis que des nuages noirs annonçaient les premiers orages automnaux et que la patronne fleurait la tension pré-rentrée et les bonbons à l’anis, un gros type installé au rayon des stylos à plume, en t-shirt bleu clair et short beige, avait balayé nerveusement le stand du regard avant d’interpeller Xavier :
– Monsieur, auriez-vous un stylo Pokémon, celui avec Pikachu tout seul ?
Le cerveau de Xavier ne fit qu’un tour. Le moment où il serait confronté à une absence de produit arriva donc plus vite qu’il ne l’avait voulu ; il en eut le souffle court, et une douleur violente le prit aux intestins. S’agrippant le ventre d’une main et laissant s’échapper un bruit guttural, il prit appui sur le rayon des classeurs et bredouilla qu’il irait voir ce qu’il avait en stock. La patronne le vit tituber entre deux rayons, penché, se dirigeant vers les toilettes cachées dans le vestiaire. Occupée à la caisse, elle le laissa faire ce qu’elle imaginait qu’il avait à faire. Xavier respirait vite, atténuant la douleur en hyper ventilant. Ne pouvant se permettre de vendre du matériel que sa patronne n’avait jamais eu en stock, il déposa le stylo dans son casier et retourna dans le magasin.
– Désolé, nous n’avons pas de stylo Pikachu, dit-il feignant la gêne d’un sourire étudié.
– Mhhh ! dans ce cas un stylo avec le plus de Pokémons possible. Ou n’importe quel stylo Pokémon. Juste évitez Carapuce. Je déteste Carapuce. Et Smogo évidemment.
Le gros type asséna sans le savoir une nouvelle salve de douleurs intestinales à Xavier qui traversa le magasin à nouveau. Kinkoff se dirigea vers le gros type pour prendre le relais.
– Je peux vous aider peut-être ?
– Merci mais votre collègue est en train de vérifier les stocks.
– Ce ne sont pas les stocks.
– Il va là-bas vérifier vos stylos Pokémon.
– Pardon mais je n’ai rien de cette marque. Et ce ne sont pas les stocks.
– En ce cas, je ne saisis pas bien ce que fait ce mec. Bonne journée, lança le gros type en quittant le magasin dans un ding dong sentencieux.
La patronne Kinkoff se dirigea vers le vestiaire et croisa Xavier qui allait juste en ressortir. Surpris, Xavier glissa le stylo à plume dans sa poche.
– Vous allez bien ? elle reluquait la poche de Xavier. Un monsieur me dit que vous cherchez des stylos ici. Mais vous vous souvenez qu’il n’y a rien dans cette pièce…
– Bien sûr, j’allais juste aux toilettes, improvisa Xavier.
– Oui alors certes vous n’avez pas l’air dans votre assiette, mais j’ai besoin de vous au front !
Tandis qu’il regagnait le magasin, elle fit machinalement un tour de vestiaire et vit le casier entre-ouvert de Xavier, dans lequel se trouvait un stylo avec un petit animal jaune qu’elle n’était pas certaine d’identifier.
La journée se termina sans nouvel incident, et Xavier arbora jusqu’au soir un sourire forcé dissimulant son inquiétude.
Dans son salon, Xavier regardait une mouche silencieuse se balader dans un chaos manifeste. Ce faisant il pensait : certainement qu’il n’allait pas tenir plus d’une semaine. Le problème allait se reproduire et avec ça, Kinkoff, malheureusement pas conne, allait finir par se douter de quelque chose…