Une passion selon Berlioz (nouvelle) – 2009

By 1 juin 2014Nouvelles

1

Sous un ciel sombre et nébuleux, la cime des immeubles semblait se confondre avec les nuages, donnant une impression d’infini, d’immensité dans laquelle Berlioz divaguait.

Il marmonnait, le jour comme la nuit, la somme de ses malheurs : accablé par la maladie, il ne respirait plus depuis qu’il avait quitté Paris pour Rome. Son cœur s’était resserré à mesure qu’il s’était éloigné d’elle ; il se sentait une goutte d’huile ballotée dans une mer déchainée.

 Il lisait Shakespeare, à haute voix, foulant les pavés du centre ville. Il se projetait dans les trahisons, vivait déçu comme le roi Lear.

Il sentait ses jambes se confondre avec les pavés, traversait les lueurs des lampadaires, difficilement, comme un dos de cuillère pénétrant de la gelée.

Le fou du village semblait-il être. Et s’il n’était pas du village, il était fou assurément. Ses marches sans fin lui avaient pourtant attiré la sympathie des vieux romains, qui se remémoraient les errances amoureuses de leurs vingt ans.

Il attendait avec impatience des nouvelles de sa fiancée, dont il était éperdument amoureux. Il avait du la quitter pour honorer un concours gagné à Paris, qui l’avait envoyé à Rome. Tributaire d’une bourse, on le sommait de mettre en œuvre une composition qu’il avait lui même sabordée pour plaire au jury. Mais, déchiré entre ce devoir médiocre et son génie manifeste, il n’arrivait plus à employer son temps sur aucune des compositions pour lesquelles il s’était engagé : Sardanapale pour eux, La Symphonie Fantastique pour lui.

Car quoi qu’il en fut, un seul drame, une seule motivation à la folie : il était loin d’elle, son idée fixe. Et, théâtralisant le moindre de ses troubles, des montagnes se formaient dans son esprit. S’il n’éructait pas son mal sur du papier, les murs, les arbres, la terre et le ciel tenaient lieu de partition à cet instrument fait de nerfs et de sentiments. Du bal au supplice, il voguait d’une tempête perpétuelle à un calme remous. Un calme mouvant de volcan endormi. La musique n’était pas encore musique qu’il la performait sans cesse, tel un despote en proie à un art total. Le corps comme scène itinérante.

2

Une coulée d’aube restituait aux bâtiments leurs rainures, herbes folles et gargouilles, et Berlioz toussait sèchement, rythmant des exclamations émises en sourdine. Les odeurs dominantes l’avaient replongé dans un Paris crasseux, où le remugle de défécations animales vous collait à la peau. Il marchait d’une avenue à une autre sans distinction ni hiérarchie.

Il se remémorait ses dernières apnées dans le Paris dégueulasse du quartier Latin, où, déchiré à l’alcool, il répétait ostensiblement son amour à Mlle Moke, qui elle-même hurlait de rire, et prenait à partie leurs accompagnateurs, pour valoriser le “génie de son futur mari“. Mais le génie et l’amour s’emboitent-ils…

Vers six heures, le marché prenait ses quartiers place du Capitole. A l’appui des sons de sabots et de chariots, quelques rues s’agitèrent presque d’un coup et attirèrent Berlioz. Il approcha une fleuriste et y cueillit des crucifères multicolores puis se mit en quête du bureau de poste principal.

Ses journées s’organisaient autour de quelques allers et retours entre la Villa Médicis et le bureau de poste, dans l’attente d’une lettre d’Ariel Moke. Une relation épistolaire spasmodique qui lui avait donné de l’eczéma à la main droite.

Ce matin, le bureau de poste n’ouvrait qu’à neuf heures. Berlioz se mit alors au comptoir du café mitoyen, sortit de son manteau rigide un carnet, petit, vieux et noir, qu’il ouvrit à la page la plus récemment griffonnée. Il n’y inscrivit rien et relut la page précédente : une partition tâchée de sauce. Fredonnant l’air, il passa la tête par la porte et vit que l’on entrait dans le bâtiment voisin. Fredonnant toujours, il arracha la feuille et la froissa dans le caniveau. Un chat marron surgit et emporta la boule de papier dans un trou, sous le trottoir. Berlioz maugréa après le chat, sans plus de raison.

A l’ouverture des bureaux, une jeune femme regroupait seaux et balais dans l’entrée, bloquant une minute le passage. Berlioz se faisait désormais reconnaître du personnel qu’il avait traité bien ou mal selon ses humeurs. En proie à une sensible paranoïa dès qu’il s’agissait de son courrier, il avait tendance à insister auprès des employés, qui l’accueillaient depuis quelques jours avec une réponse négative, avant même qu’il n’ait eu à leur donner son nom. La ménagère, sombre et fatiguée, recula, alors qu’il entrait dans la pièce. Ses jupons sentaient la sueur et la graisse. Berlioz, qui restait bien habillé dans toutes les circonstances, lui ordonna de se pousser encore un peu, lui décochant son regard caustique, qu’elle ne soutint qu’un quart de seconde. Il s’approximata vers le guichet et ouvrit sa cape jusqu’aux épaules.

« Rien encore monsieur Berlioz, fit le guichetier dans un français correct. Le courrier est pas encore passé vous savez…

3

– Rien ! s’essouffla Berlioz. Il fit volte face.

Prêt à s’en retourner vers son école, il lui vint succinctement l’idée que tout cela, cette attente, ses angoisses et sa jalousie, tout cela ne valait pas le coup. Il regretta ne pas être mort en venant dans ce pays ignoble, avalé par les flots, au large de la Sicile.

Cette nouvelle défaite était sur le point de sonner le glas de cette nuit d’errance, mais un courtier se présenta et déposa un sac en toile de jute rempli de courrier.

La lettre qui lui était adressée, dans une enveloppe en kraft, était écrite, recto verso, selon une typographie que Berlioz connaissait malheureusement. Madame la mère Moke, fière vieille dame cupide, lui assénait ce qui serait pour lui un aléa de vide et de plein, de haine et de détermination. C’était la mère d’Ariel.

Il lu tout d’abord avec dédain les bêtises d’introduction, puis rapidement son poil se leva : « Vous conviendrez Berlioz que ma fille n’a pas l’envie de vous épouser plus qu’un autre, elle recherche un homme qui lui offre tous les jours nourriture, logement et aussi de la considération. Ce à quoi tout le monde peut prétendre, vous en conviendrez également. Vous aussi, mais pas plus qu’un autre… » La vieille peau ! La brebis galeuse ! Le traiter ainsi, alors qu’il était prêt à tout, qu’il lui donnait déjà tout.

Il lisait, marchant sans aucune direction prédéterminée, grinçant des dents et de la gorge à mesure que des insultes en débordaient. Il ne contenait plus les mots, et n’en était pourtant qu’au début.

« Notre famille a toujours été… » gna gna gna, conneries « … nous prenons garde aux associations effectuées … alors que vous n’êtes qu’un technicien des beaux arts. » Et là, « Putain ! » se dit Berlioz. Serait-ce ainsi une association hasardeuse que de la marier à lui ? Lui, qui ne resterait pas un énième personnage moyen dans le grand roman de la vie ? Peut être serait-il même le premier grand personnage à avoir tué sa belle mère. Il enverrait bien cette vieille vache à l’abattoir.

« Depuis votre amourette, Ariel n’est plus qu’une ombre, alors qu’elle fût pétillante comme j’ai su l’être à son âge. Vous savez qu’elle a été malade ces derniers jours, cela ne saurait-il vous être imputable ? Après tout, les mauvais amours donnent de l’arthrose au cœur, dit-on par chez nous … comprendrez vous que si Pleyel (homme de très bonne famille) côtoie ma fille et que ma fille se laisse côtoyer par lui, c’est nécessairement par votre faute : Ariel respire l’amour déçu… Nous sommes en train, moi et mon futur gendre, d’essayer de lui redonner goût à la vie. Presque l’avez vous tuée. »

En définitive, la mère Moke avait décidé d’harasser Berlioz de toutes les tares de la famille. Tous leurs désagréments étaient sa faute à lui, qu’il fut concerné ou non.

« Berlioz, vous n’êtes qu’une racaille malveillante. »

Avant la dernière ligne, Hector Berlioz avait décidé de tuer sa fiancée, sa mère, et celui qui apparaissait sous la dénomination de “son futur gendre“ !

De retour vers la Villa Medicis, il s’était arrêté de nombreuses fois, s’appuyant aléatoirement à un arbre, un banc, la fatigue lui remontant les membres comme une nuée de fourmis rouges. Il voguait de la haine à la fatigue, quand il se mit en quête d’une solution finale à cette farce éhontée.

Il avait sans aucun doute l’amour lunatique ; le genre humain n’aurait sûrement pas l’occasion de croiser une autre personnalité aussi paroxysmique : toutes les vies offrirait il à la femme qu’il aime, mais une seule mort à celle qui le tromperait : sommaire et simple, comme un coup de feu dans le cœur. Il voulait les envoyer, elle et sa mère, dévaler les escaliers de l’enfer les pieds devant et le cul douloureux.

Il désirait tout particulièrement que les trois coupables (l’amant ayant à subir ses foudres, la loi romantique l’exigeait) soient éliminés les uns devant les autres. Que chacun puisse voir dans la poitrine de l’autre, que chacun y mette les doigts et voit combien leurs cœurs étaient secs ! rêches ! râpeux !!

4

Dans le ciel de Berlioz passe une nuée de corbeaux et de chauve-souris. Sous ses pieds grouillent des blattes. Et face à Berlioz, dans l’air de Berlioz, celui qui lui entre par le nez et la bouche, se pressent mouches et moucherons et coccinelles noires au présage malheureux.

Il ne marchait plus lui semblait-il. Il était comme transporté, soulevé par la rancune et l’écœurement. Mais de l’extérieur, on ne voyait jamais qu’un homme secoué de tics.

Son périple s’acheva face à la gare, avec une évidence : les tuer tous les trois ne se ferait que s’il les prenait par surprise : faisant irruption dans la pièce sans que la gouvernante ne l’en empêche, il aurait alors loisir de proférer sa sentence alors qu’ils seraient tous trois assis. Les aborder déguisé… serait la solution… déguisé en plombier. Non trop risqué, on ne laisse pas entrer un plombier sans l’avoir fait appeler. En prêtre, la mise en scène serait idéale : « Je viens vous apporter les derniers sacrements ! » Voilà qui plaisait à Berlioz. Mais il serait directement reconnaissable. Il devait se cacher le visage.

Berlioz regarda l’horloge en cuivre surplombant l’entrée de la gare : 9h46. Il serait à Paris en deux jours à compter de ce soir. Pour le moment, il devait s’équiper de pistolets, deux armes à deux coups pour tuer quatre personnes. Car il lui semblait évident qu’il devrait partir avec eux. Il voyait ici se confondre l’art d’aimer et l’art de mourir. Il ne pourrait finir derrière les barreaux ou encore gracié pour génie artistique, rasant pour le reste de sa vie les murs du cocufiage. A l’art de la fugue, il préférait un dernier mouvement de type symphonie héroïque.

La faim le prit, il gagna la Villa Médicis et s’endormit avant même d’avoir bu un verre d’eau. Il refit surface deux heures plus tard, réveillé par un sursaut et l’envie de mordre.

5

Il s’était procuré armes et munitions dans une armurerie après avoir presque dû mendier quelque argent – une avance sur sa bourse – au directeur de l’Académie de Rome, M. Horace Vernet.

Il avait élaboré comme plan de crime, faisant chemin entre l’armurerie et le tailleur, de convoquer pour le lendemain fiancée, mère et amant, faisant croire à chacun que l’un cherchait à voir l’autre. Il ferait alors irruption dans la pièce déguisé, et leur dirait ceci : « Vous vous êtes bien joué de ma personne… » et autres piques plus violentes encore. Il fracasserait alors la tête de l’amant d’une première balle. Préalablement, il se serait découvert et leur aurait laissé le temps de revenir de leur surprise, pour que les paroles proférées les préparent à la poudre et au plomb.

Mais pour le moment, Berlioz avançait énergiquement dans les rues de Rome. Il se décida alors pour une tenue qui lui permettrait de se déplacer dans l’appartement à son gré, croisant ses futures victimes ou faisant irruption dans la pièce sans qu’on le reconnaisse, le confondant avec un domestique.

Chez le tailleur, il commanda une parure noire et blanche à dentelles, avec jupon long et un tissu blanc à la rayure noire lui couvrant les cheveux, auquel il fit ajouter un voile de dentelle lui tombant sur les yeux. Durant la confection, il s’imaginait avec délectation la manière dont il allait usurper la place de la gouvernante des Moke.

Après s’être fait empaqueter son uniforme de bourreau, Berlioz trottait en direction de la gare et de la place Termini, quand un poulet sortit d’une boucherie, sans bruits, rampant de tout son long, semant sang et plumes sur les dalles poussiéreuses. Berlioz ralentit, stoppa même quand il vit un boucher sortir à sa suite. Vif, dynamique et impassible, il avait le crâne échevelé, était mince comme jamais aucun boucher français ne le serait.

L’animal offrit son dernier râle à la rue rouge et grise.

6

Une fois dans le train, Berlioz ouvrit une fenêtre, et un sillage de haine, de soucis et de fatigue s’échappèrent par cette ouverture sur la campagne. Il s’apaisa, s’affaissa dans son siège, les cheveux au vent.

Ses rêves le transportèrent sur le toit du train. Attaché dans son siège, fouetté par les branches des arbres jouxtant la voie ferrée, il ne pouvait se détacher par peur de la chute, mais supportait mal ce lynchage de branches et de mouches que lui assénait la nature. Le train approchait d’une montagne à grande vitesse, et Berlioz se débattait avec des perdrix dont il avait pulvérisé le nid. Il voyait la locomotive fumante pénétrer violemment la montagne, et il mourrait immanquablement, écrasé contre la paroi haute du tunnel. Il referma son visage par dessus ses yeux quand son estomac fut projeté en avant, forçant son nombril. Le train freinait sèchement, faisant finalement arrêt.

Il descendit du train, et sur le quai, il put lire Gare de Nice. Il achevait dès lors sa première étape.

7

Berlioz avait dormi tout le trajet, et au petit matin il avait une envie irrépressible de pisser. Il se faufila entre les pylônes du quai et les voyageurs, sans faire de différence entre les genres, et se vida les fluides dans un angle, non loin du repère des porteurs. Il sentait le poids des pistolets dans ses poches de pantalon, qu’il tenait ouvert d’une main tandis que l’autre lui permettait de viser. C’est à ce moment qu’il reprit invariablement conscience de sa tâche, et sursauta, comme piqué à vif, quand il réalisa que son habit était resté dans le train. Il tourna la tête et siffla un porteur « Vas donc me chercher mon paquetage voiture 7 train de Rome.

– Il est déjà reparti, fit le porteur. Regardez, c’est celui là.

Berlioz s’était arrosé la main et le bas de son pantalon. Et lui qui aimait à s’éponger la dernière goutte, proféra un « Merde ! » à plusieurs sujets, singulièrement problématiques.

– Jusqu’où va t il ?

– Agen M’sieur.

Berlioz se secoua la main et intégra la gare en fermant son pantalon. Il ne lui restait plus qu’à arpenter Nice en quête d’une nouvelle panoplie à se faire faire avant le dernier train pour Paris. Il ne possédait presque aucun argent, et ne souhaitait pas payer d’hôtel, et encore moins dormir dehors. Tout n’était plus qu’une question d’efficacité.

8

Il passa la place Masséna, traversa un pont, hésita un court instant à sauter et traina son regard sur le sol, pensant « Pas encore ».

Berlioz ne voyait que des restaurants et des bistrots, poissonniers et vente d’articles de pêche.

« Pourquoi, maugréait-il crescendo, ne peut on se procurer ce qu’on veut quand on le veut ? »

Deux terrasses, assaillies de veinules, bérets et ballons de vin blanc écoutaient et regardaient cet homme débraillé, l’air d’un fou, qui secouait sa chevelure épaisse comme lorsqu’il dirigeait ses œuvres en public.

« Feu et tonnerre, comment un homme doit-il s’y prendre pour accomplir son dessein…

Il faisait face aux pêcheurs, qui se réchauffaient au soleil de 10h du matin après une nuit passée en mer.

Faut-il habiter Paris pour trouver un tailleur ? »

Un jeune pêcheur au pantalon en toile cirée lui fit signe de la tête. Il avait les pommettes hautes et gonflées comme des prunes et les yeux jaunes et ronds comme un trou de pisse dans la neige.

« Faut pas rester là, il lui dit. Il avait cet accent du sud qui enchantait Berlioz. Vous allez rien qu’trouver du poisson, des hameçons, et p’têt’ même la flicaille si vous criez coça. Allez vèl’cent’ ville. »

Berlioz s’approcha, les toisa lui et les autres pêcheurs autour de la table ronde, ornée d’une ancre peinte à l’huile. Tous avaient l’air incrédule et empourpré, fatigués.

Détachant des mots sifflés, les lèvres à peine entr’ouvertes, les pupilles ne se fixant sur rien, n’accrochant aucun autre regard, comme si les formes lui faisant face glissaient comme du savon, il les remercia de leur aide.

Il y avait bel et bien un tailleur en remontant vers le centre, et la chance lui sourit sous les traits d’un vieil homme barbu, aux cheveux blancs lissés, qui mit à l’œuvre ses deux filles pour offrir à Berlioz la tenue nécessitée.

Pendant ce temps, Berlioz griffonnait une feuille sur laquelle il avait tracé des portées ondulées, et fermait les yeux pour mieux entendre ce qui constituerait l’Ouverture symphonique pour Le Roi Lear.

9

Finalement dans les temps, il décidait de s’en retourner vers la gare en empruntant un chemin de traverse. Immergé de musique, les rues qu’il arpentait s’élargissaient ou se resserraient au rythme et à la mesure de la composition, qui suivait son cours dans la tête du compositeur. Il écrivait en marchant, s’arrêtait parfois, yeux fermés, les sourcils froncés, sa gorge grinçant une mélodie en boucle, la répétant le temps nécessaire pour lui attribuer chaque instrument. Ces avancées, il les notait sans même y jeter un coup d’œil, rédigeant vite, sans jamais se relire.

Il fut tout de même nettement stoppé, par un événement normal, qu’il rendit singulier : le convoi d’une jeune femme, morte en couche le jour même, prenait place dans la même rue. Vingt deux ans, elle était charmante… Une belle robe de percale nouée au dessous de ses pieds ; ses cheveux n’étaient pas trop dérangés… Il lui avait prit la main peu de temps après avoir percé la nappe familiale. Le mari larmoyait et ne voyait rien, les parents ne semblaient pas outrés de l’aisance avec laquelle cet inconnu s’était incrusté parmi eux. Il tenait la main de la jeune fille comme s’il fût son veuf. Probablement projeté dans le futur, il murmurait le nom de sa fiancée qu’il tuerait le lendemain. S’il avait été seul, il l’aurait embrassée haineusement. Avançant au diapason de cette marche mortuaire, il s’emplit d’une haine totalement transposée, et vocalisa une mesure brutale de rythmes, tapotant dans le même temps sur le cercueil.

On stoppa le convoi, et les porteurs furent sommés d’éloigner l’importun. Berlioz fut agrippé aux épaules et arraché du convoi. Son corps palpitait, crépitait.

Un homme le prit à part et lui posa des questions avec calme, auxquelles Berlioz ne répondit pas. Il se dégageât de cette étreinte bourdonnante et s’enquit de trouver la gare, ce qu’il fit sans plus aucune encombre.

10

Un cheminot courait le long du quai, moustachu, l’œil bleu et rouge, balayant l’espace avec vigueur et balançant les bras comme s’il donnait l’assaut à une cavalerie sur roues de ferraille. Au bout d’une chaîne ballottaient une clochette et un sifflet dans lequel il se vida les poumons. Il courait à la hauteur d’une locomotive en train de ralentir, noire, flambant neuve. Un autre employé de gare sauta du train en marche et quitta le quai à toute allure, s’embrêchant dans le groupe de spectateurs qui commençait à se former, attirés qu’ils étaient par cet évènement quasi théâtral.

Berlioz observait le cheminot, toujours à hauteur de la machine en pole position, qui se mit à crier « Y a t-il un médecin ? ». Alors la foule se réveilla. On piétina vers le bord du quai, on fit des quarts de tours, et des voix s’élevèrent : « Que se passe t-il ? Pourquoi un médecin ? Y a-t-il un médecin ? ». Puis des « Haaa » et des « Hooo » tandis que des gens se manifestaient et s’avançaient à travers la foule.

Rapidement, le quai de gare s’assombrit. Le hall était couvert d’une verrière, et la locomotive qui aurait du le traverser avant de s’arrêter, la trompe à l’air libre, souffla encore beaucoup de fumée de charbon, et une nuit artificielle s’installa par vagues. De nombreux employés descendirent sur les rails et entourèrent l’avant de la locomotive. Berlioz s’approcha jusqu’au bord du quai, accompagné de nombreux autres curieux, et un nouveau « Hooo » précédant un « Regardez… » démarra une rumeur qui progressait jusqu’à devenir clameur. Des doigts pointèrent les rails, sous le nez de la locomotive ; des visages s’ouvrirent de surprise, d’autres se refermèrent de dégout. Les employés se donnaient des directives et deux d’entre eux se glissèrent sous l’engin, qui se confondait de plus en plus avec la fumée qu’il lâchait. A la grille de protection, tout à l’avant du train, était accroché un vêtement, une manche laissant supposer qu’une personne avait été avalée par la machine. La manche était tendue comme un élastique, un couteau surgit du brouillard et la sectionna.

Des soupapes vrombirent et lâchèrent un long sifflement qui annonçait l’arrêt total des machines. Ne voyant pas sous le train, Berlioz portait son attention sur la mélasse de phrases, tantôt énervées, tantôt excitées, des secours au travail. Elles se détachaient de la nappe sourde que produisait la foule dans laquelle lui se situait. Des mots se triaient dans le tamis sélectif des oreilles de Berlioz, et s’agençaient en un mélisme funèbre : « Bras attention sciez jambe sortez la roue vite, quoi ? sous la roue il faut vivant le bras, magnez vous tant pis le bras on coupe… ».

La manche pendait toujours, tâchée de sang. On entendait une activité grouillante et invisible ; les spectateurs bourdonnaient comme un chœur silencieux ; ils montèrent leur nappe d’une tierce quand ils virent le chauffeur du train quitter sa cabine, et sortir sur le quai. Un mouvement de foule secoua Berlioz, et le sortit de sa rêverie musicale alors que des policiers perçaient et levaient la voix, jusqu’à ce que le chauffeur fût engloutit par un amas de képis, de moustaches et de questions.

Berlioz s’extirpa de la foule, il voulait prendre le train qui l’emmènerait à Paris, car Nice était trop bruyante ; il craignait que les évènements récents ne le détournent de son but. En poche, les pistolets ; empaquetée, sa tenue de femme de chambre ; plus que quelques heures avant de laisser s’exprimer la poudre, qui, elle, ne bégayerai pas.

11

A 14 heures, Berlioz prenait place dans un wagon saturé de monde. La compagnie des chemins de fer était balbutiante, et cette nouveauté attirait chaque jour plus de voyageurs que le nombre restreint de wagons ne pouvait en contenir.

Pourtant il était installé. Il passa en revue la situation : il arriverait à Paris, se rendrait chez les Moke, mais s’arrêterait dans une rue adjacente et enfilerait sa cape de Mort. Une fois dans la pièce où tous les trois seraient… Où tous les trois étaient sensés…

Sa réflexion se figea tout à coup. Horreur et damnation ! Il n’avait pas envoyé le pneu nécessaire pour les réunir. « Horreur et damnation » avait-il murmuré entre ses lèvres tremblantes et frelatées. Il estimait atteindre Paris vers 20 heures, et, seulement par un heureux hasard, ils seraient tous à l’endroit espéré. Il restait calme, mais battait néanmoins une mesure arythmique, de ses pieds sur le sol et de ses doigts sur ses genoux. Son voisin l’observait depuis dix minutes au moins, attiré par des marmonnements presque plaintifs ; Berlioz faisait parfois claquer l’intérieur de ses joues et poussait de la salive et de l’air contre ses dents.

Le train entrait en gare à Paris. Il était 19 heures à peine, et Berlioz sentait que le chapitre à venir serait définitivement le dernier.

12

Tuer ne lui poserait aucun problème de conscience. La vengeance était noble, en un sens, contrairement au meurtre de sang froid. Ainsi il n’aurait aucune difficulté à presser la détente et effacer ces êtres perfides et mal pensants, car eux n’avaient pas la prétention de léguer au monde plus de traces que des cadavres, oubliés de tous dix, vingt ans même avant leur disparition. Selon lui, l’inutilité de la majorité des gens avait pour seule vertu de valoriser l’utilité de la minorité. Mais alors qu‘en était-il de son propre suicide ? S’éliminer lui même ne le plaçait bien sûr pas au sein de la masse, mais il se sentait une certaine obligation à se donner la mort après un tel jeu de quilles. Ne pas le faire le catapulterait parmi les vulgaires jaloux et poltrons, sans couilles et sans fierté.

Berlioz avait-il des couilles ? Oui, indéniablement ! Voulait-il pour autant mourir, ne pas terminer sa première symphonie, abandonner les œuvres géniales à venir? Non. Mais il le fallait! Il mourrait en possession de toute sa virilité teintée d’ingénuité romantique. On évoquerait ses œuvres incomplètes à travers le prisme de cet acte héroïque, qui lui vaudrait une reconnaissance éternelle, pensait-il. Ainsi il partirait dans l’au-delà aux côtés de sa bien aimée, tenant à la main le manuscrit de sa Symphonie Fantastique.

Quelques minutes avant l’immobilisation du train, il vint à Berlioz une évidence : on jouerait cette œuvre pour ses funérailles. Il inscrivit alors ce qui suit en haut de la partition : « Je n’ai pas le temps de finir ; lorsque la symphonie sera jouée lors de mon enterrement, puis, s’il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d’exécuter ce morceau en l’ABSENCE de l’auteur, je vous prie de doubler à l’octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d’écrire à plein orchestre les accords qui suivent ; cela suffira pour la conclusion. »

Il empocha soigneusement le feuillet, empoigna son paquetage et se dirigea vers la sortie, épousant le vacarme et les ballottements du train qui freinait, et entrait dans la Gare de Lyon.

13

Paris était alors une ville lumière, symbole de la création et des avancées technologiques. Berlioz se sentait un de ses plus aptes représentants en ceci que ses œuvres, prenant source dans un mélange d’amour et de coups de tonnerre, s’inspiraient de cette ville en mouvement perpétuel, à l’architecture en contrepoint, et aux parisiennes blanches et scintillantes, auxquelles il aurait pu dédier nombre de ses cantates.

Il se dirigeait vers le boulevard Henry IV dans le quartier de la Bastille.

Les parisiennes n’étaient, ce soir, pas toutes blanches : il croisait nombre d’entre elles, en guenilles, minaudant sur les pavés boueux de la dernière pluie, rue Mornay, près de la Seine. L’une, enceinte jusqu’à la glotte, le toisa alors qu’il la dépassait, et cracha au sol avant de lui demander s’il cherchait quelqu’un. Berlioz ne la regarda plus et jeta un rapide coup d’œil alentour. Il avait prit un raccourci, et traversait un quartier un peu ordurier, construit comme une mauvaise dentition, coupe-gorge pour qui avait l’apparence mal assurée.

On siffla.

Berlioz ne se retourna pas, mais se dressa, avec l’équilibre d’un dindon redoutant l’attaque d’un renard.

La nuit était en train de prendre ses quartiers et la lune, entière, reluirait une fois de plus dans la boue. Cette rue était plutôt large, encombrée de charrettes, d’échafaudages et de détritus variés, et sentait le linge imbibé de fluides de vieillard incontinent. Mais rien de tout cela n’empêchait le compositeur d’avancer, slalomant entre les enfants en train de jouer accroupis dans leur merde, et les flaques d’eau sale.

On siffla à nouveau, et une voix masculine pas encore mûre l’interpella ainsi : « Faudrait penser à répondre aux dames qui t’posent des questions ! »

Cette voix résonna un court instant, semblant compresser les autres sons de la rue. Si Berlioz n’avait en aucun cas l’intention de participer à une rixe, il ne put s’empêcher de faire volte face. Il pointa du doigt la première intervenante, sans même savoir où se trouvait la seconde voix. Il regardait au hasard des lumières, comme si la rue entière s’était adressée à lui, et il fit : « Je n’ai pas le temps pour quoi que ce soit présentement. Si cette autruche cherche à se faire péter la coquille, je vous en laisse tout loisir. »

Il allait renchérir quand la voix juvénile grinça à nouveau : « faudrait penser à pas répondre comme ça à quelqu’un de courtois, et à propos d’une dame de bonne nature, quand on est pas du coin et qu’on a sûrement des trucs à s’faire dépouiller! » Pour Berlioz, l’espace temps se dilata. Ses oreilles se mirent à bourdonner et sa vue à faiblir significativement. Promptement, il dégrafa son manteau, qui lui tombait assez serré aux genoux, et plongea une main sur la crosse d’un des pistolets. « Je suis armé et prêt à en découdre » dit-il sans grande crédibilité, tant et si bien que la voix opposée lança un seul « fort bien », pouffant presque de rire.

La rue s’était assombrie, sa rumeur estompée. Des lanternes avaient fait leur apparition, redessinant les formes. On eut dit un règlement de compte à l’aveugle.

Des tambours battaient entre ses tempes, ses cervicales se tendaient comme les cordes graves d’un violoncelle et il finit par dégainer le pistolet. Confusément, il se disait « Je-vais-tirer-je ne-vois-rien-je-ne-peux-pas-le-faire-je-tire-il-a-peur-j’ai-plus-assez-de-balles-j’attends-demain-je-les-tue-tous. »

Des sons lui revinrent tout à coup, des bruits de pas et des chuchotements, sur les côtés et derrière lui, qui l’entouraient, et lui arracheraient indubitablement la pomme d’Adam.

La tête fixe, ses yeux se mirent à fouiller les angles à une vitesse folle, sans rien voir d’autre que des flous de lumières.

Il tira. Subitement. Les nerfs avaient parlé plus fort que le cerveau. Il y eut un cri terrible puis le silence, Berlioz gardait le bras tendu.  Après un instant de stupeur il se retourna et partit d’un pas énergique, sans courir vraiment. La rue prit une bouffée d’air figeant le sang dans ses veines. Il se mit à courir, s’éjectant hors de la rue Mornay, comme d’un cloaque, direction les quais de la Seine.

Personne ne semblait l’avoir suivi. Il était tout proche de la demeure des Moke, et voulait récupérer toutes ses facultés avant d’entreprendre quoi que ce soit.

Après un instant de méditation, se laissant imprégner de la fraicheur de la nuit, il défit son paquetage. Son déguisement était noir et blanc, comme il se devait, avec un ceinturon large où il pourrait fixer les armes, à portée de main. Ou peut-être porterait-il les armes en dessous de la robe, fixant le ceinturon à sa taille. Se déshabillant, il pensa que sa mort à lui devrait comporter une certaine prestance, ce que son déguisement ne permettait pas exactement. Il en conclut qu’il devait garder pantalon et chemise, et se mettre à l’aise quand il se grillerait la cervelle. Il n’avait pas d’autre choix que le pistolet pour sa propre mort, et il n’avait plus que trois balles. Ariel recevrait dès lors un coup de couteau. En plein cœur. Il connaissait les lieux, il saurait où se servir…

Le hall de l’immeuble bourgeois avait déjà subi les frasques du compositeur, et les murs en portaient encore la trace. Berlioz ne pensait pas à cela, et pourtant une crampe lui prit l’estomac quand il entamait l’ascension des escaliers.

Quelques mois plus tôt, tandis qu’il courtisait ardemment Ariel, Berlioz avait eu une altercation violente avec la mère Moke. Famille distinguée et renommée pour son incessant désir d’accession à un échelon social vénérable, les Moke, représentés par la matriarche, recherchaient un mari bigarrément riche, d’argent et d’esprit, pour Ariel, la magnifique Ariel. Berlioz s’en était violemment amouraché et bravait pauvreté et semblant de pathologie mentale pour leur plaire à toutes deux. Ariel, volage, se plaisait alors assez à s’imaginer femme du compositeur, génial, paraissait-il. Ainsi avaient-ils flirté de l’œil, jusqu’à ce qu’une rencontre “en famille“ ne laisse des traces sur les murs. La mère Moke imposait au compositeur de faire fortune avant qu’un mariage ne soit jamais envisageable. Mais pour Berlioz, fortune ne pouvait faire surface, aussi vite, qu’en travestissant sa musique ou en l’abandonnant entièrement. Deux choses impensables.

Il existait chaque année un concours qui envoyait de jeunes artistes, le vent en poupe, en pension : un camp de création, la « caserne académique », comme l’appellera Berlioz, nommée Villa Médicis. A Rome, les lauréats pouvaient durant trois mois “génialiser“ en toute liberté, eu égard de la bourse qui leur était octroyée. Et Mme Moke, qui ne portait pas une plus haute estime aux militaires qu’aux médecins ou aux artistes, laisserait aisément sa fille partir avec un compositeur, si la dot correspondait à ses critères. Et, financièrement agnostique, elle n’accorderait le mariage que sur preuve d’aisance. C’est pourquoi elle lui annonça pour condition : « Gagnez le prix de Rome, partez devenir un grand compositeur, et à ces seules conditions ma fille vous attendra. »

Berlioz aurait pu accueillir ceci comme un réjouissant défi, une manière d’offrir au monde, au jury et à sa future épouse la preuve musicale de son amour… Mais Diable non !

Ce jour là, il était parti de l’immeuble en laissant trainer son poing contre le mur de l’escalier en pierres, écrasant ses phalanges jusqu’au sang. Deux étages durant, il avait hurlé douleur et obscénités à l’égard des Moke.

Il leur avait d’abord expliqué combien le jury de ce prix était ignare, esprit borné et rabougri, sans la moindre ouverture sur le romantisme torturé de ses compositions. Il avait déjà été recalé au concours, finissant même un entretien en renversant tables et chaises, menaçant du poing, déchirant et mangeant même la copie de sa partition.

Berlioz était alors dans une double colère face aux Moke, car il savait sa cause doublement perdue : probablement grillé auprès de ces connards du bon goût, jamais il ne gaspillerait son énergie pour les amadouer.

Mais quelques semaines s’écoulèrent et Berlioz nourrit finalement une certaine passion pour cet enjeu, et remporta le prix, travestissant suffisamment La Mort de Sardanapale, son œuvre chorale présentée au jury, et partit pour Rome.

Arrivé devant la porte, il sonna, et se couvrit le chef d’un chapeau noir à dentelles blanches. Il fouilla une poche, en sortit une partition manuscrite et la pressa contre sa poitrine. La porte s’ouvrit sur une autre femme de chambre, l’officielle. Il était tout juste 20 heures, la porte s’ouvrait à demi sur une lueur vacillante de chandelles encastrées dans les murs de l’entrée du grand appartement. La vraie femme de chambre, petite et ronde, habillée comme l’était Berlioz – blanc en haut et noir en bas – ressemblait à un parapluie ouvert. Berlioz à un parapluie fermé.

– Que puis-je pour vous ? fit elle, détaillant les frasques mal ajustées de Berlioz.

« J’ai un message de la plus haute importance à transmettre. Berlioz avait pressé la partition de plus belle contre son cœur, feignant que le message s’y trouvait écrit. Mme et Mlle Moke sont elles présentement disponibles ?

– Je crains que non, répondit l’employée, elles sont en plein repas et ne sauraient être dérangées : elles reçoivent.

Un court instant, Berlioz perdit contenance.

– Mais puis-je savoir qui elles reçoivent ? Il se sentait proche de l’apoplexie.

Elle le regardait avec une paupière naturellement à demi ouverte, qui lui donnait l’air hébétée, égarée.

– Mme et Mlle dînent avec Mr Pleyel, bien que ça ne vous regarde pas.

Berlioz poussa la porte avec force, faisant reculer la gouvernante, qu’il bouscula ensuite hors de l’appartement, fermant la porte à clé. Elle avait hurlé, mais n’avait su se débattre suffisamment pour garder sa place. Elle entama de cogner à la porte en chêne.

L’appartement s’organisait en longueur, traversé d’un couloir où s’enchaînaient tableaux et chandelles, portes et bibelots.

– Sonia !? Sonia ?! Une voix stridait depuis le bout du couloir. Qu’est ce que c’est que ce tintamarre ?

Chaque mot, chaque syllabe, éreintait les nerfs du compositeur, qui avait désormais, et pour quelques dizaines de secondes à venir, prit les traits de Sonia. A la porte, la gouvernante tapait frénétiquement.

Mme Moke renchérit :

« Sonia, ouvrez donc cette porte que diable ! Une tête avait fait son apparition, dans la profondeur du tunnel ocre et orangé, vibrant avec l’éclairage.

« Ah Sonia vous voici, que se passe-t-il ? Répondez grosse sotte ! Quelqu’un nous importune ? A cette heure-ci ! » Berlioz avançait, tête baissée, méconnaissable. « Ce n’est pas encore les impôts, n’est ce pas ? Sonia ?? »

Mme Moke était une grande femme brune, enchignionnée serré, lui donnant un air de haute sévérité. Dans l’entrebâillement de la porte, seul le col, un sein aplati et une épaule dépassaient. Avec sa robe sombre, elle faisait penser à un croquemort. Ou à une vieille pucelle. Berlioz leva son jupon, et s’empara d’un des pistolets. Il accéléra, brandissant son arme. La vieille Moke esquissa un cri, amorçant un quart de tour. « Qu’est ce… Haaa ! » Mais le coup partit, l’atteignant en plein visage.

Ces balles ne transperçaient pas leur cible, elles s’y écrasaient. Ainsi, la joue de Mme Moke explosa, s’effilochant tout autour d’elle, accompagnée de dents et gencives, et d’un mélange de salive et de sang.

Le grand salon de réception, richement décoré, avait pour objet d’offrir aux convives le confort d’une grande table en bois verni ornée de chandeliers en argent sculpté. Avant l’arrivée de Berlioz, Pleyel terminait, attablé avec Mmes Moke, une démonstration selon laquelle l’être humain semait dans sa vie assez de lambeaux de peau, d’ongles et de cheveux pour faire l’équivalent de six hommes, les organes en moins. Charmant, le jeune homme paradait dans l’espoir de charmer les deux femmes, et de remplacer celui qui fut, à un moment, évoqué comme l’homme providentiel.

Durant l’épisode du couloir, tendant l’oreille et regardant Mme Moke s’aventurer peureusement hors de la pièce, Ariel et Pleyel étaient restés silencieux, jusqu’à l’explosion.

Tous deux se levèrent quand Mme s’écroula, méconnaissable, pliée sur le plancher, devant leurs yeux ébahis. Pleyel s’était alors emparé d’un couteau, au bout duquel restait un bout de rôti. Ariel suffoquait, tentant de hurler sans que rien ne vienne. Il la prit par les épaules.

Catastrophée, elle se sentit défaillir quand apparut, dans l’embrasure de la porte, théâtralement et pourtant sans un bruit, la silhouette de Berlioz déguisé. Ariel ne savait dès lors plus si elle devait s’évanouir de catastrophe ou bien de peur. Pleyel, qui croyait à une simple mutinerie mouvementée de Sonia, prit la parole : « Mme, gardez votre calme, prenez ce que vous voulez mais épargnez Mlle, elle ne vous a rien fait (il se tourna vers Ariel) n’est ce pas… ? »

Il vit dans son regard un effroi mêlé à une grande confusion. « Ce n’est pas elle… s’essaya Ariel, mais les mots sortaient de sa bouche, lentement, comme des boules de pétanque s’écrasant brutalement sur le sol.

Berlioz soulevait à nouveau son jupon, laissant apparaître son pantalon. Son visage était totalement dans l’ombre, on eut dit que la Mort en personne venait changer les draps. Son deuxième pistolet sorti, Berlioz releva la dentelle devant son visage, et sourit comme un dément. Il aurait voulu hurler, leur filer une crise cardiaque, mais il pointa l’arme sur Pleyel, tout en s’adressant d’une voix claire et assurée à Ariel. Comme s’il avait longuement répété le texte à venir.

« Bonsoir ! Le bonsoir est-il de circonstance ? Oui, le soir est bon pour moi. L’a-t-il été pour vous jusqu’ici ? Va-t-il le rester…

Ariel chancelait comme une flamme de bougie dans un courant d’air. Réalisant la gravité de la situation, elle murmura ce qui donna la chair de poule à Pleyel : « Berlioz…

Ce dernier entama sa démonstration : « Vous me voyez ce soir, devant vous, comme une sorte de vengeur de mes sentiments. Ariel, vous êtes le contraire d’une pingre sentimentale, vous êtes plutôt une menteuse opportuniste. Et cela, mon pauvre Pleyel, vous avez dû le comprendre…

– Ne l’insultez pas… tenta Pleyel

– La ferme ! ordonna Berlioz, je vous braque.

Il reprit : « Une opportuniste, disais je, qui va propulser de grands hommes et de grandes carrières dans la tombe. » Berlioz résorbait sa colère, la canalisait dans des paroles incisives et fouillées. « Il fut un temps où vous m’avez comblé de désirs. Vous les avez partiellement assouvis, m’avez fait croire à des choses plus fortes encore à venir, et m’avez envoyé à Rome, finalement, comme on abandonne un chien en pleine forêt. Sauf que je n’en suis pas un ! Je n’en suis pas un !! Peut être me suis-je dressé sur les pattes arrières quand vous avez secoué votre cœur, pour voir si je l’attraperai jamais… et moi qui ai cru que je l’avais attrapé, je ne réalisais pas combien vous vous foutiez de mon amour.

« Hector, bredouilla Ariel comme on va sur un champ de mine, veuillez prendre un semblant de recul face à la situation… ». Elle qui avait pour le moment occulté la mort de sa mère, tenta d’approcher Berlioz. Elle était tellement belle dans sa robe de soirée, légèrement rosée, comme celle d’une petite fille communiant. « … un semblant de recul… », disait-elle à Berlioz, de sa voix effilée et vermeille, tentant de l’amadouer.

Mais, pas touché le moins du monde, Berlioz fit un pas chassé sur sa gauche, libérant le champ à une confrontation mère-fille qui arrêta nettement Ariel. Il meugla « vous voulez terminer comme Mme votre mère ? Hein !? »

Mais Ariel, bouche bée, ne répondait pas. Elle s’était littéralement figée dans son mouvement.

Berlioz balaya l’espace du regard, fixant coup sur coup la fille puis la mère. Il vit l’expression d’Ariel se mélanger, comme un puzzle de son visage, mêlant horreur et joie tandis que Mme Moke se mouvait lentement. La paupière folle, elle faisait des bulles au niveau de l’orifice arraché qu’avait été sa bouche. Elle était tombée sur le côté, la tête sur le bras tendu, et dégoulinait assez, sans qu’aucun organe vital n’ait été touché. Passé l’étonnement, Berlioz se ravisa et se dit qu’il l’achèverait plus tard. Il était à ce moment précis totalement dépourvu d’empathie.

Pleyel, qui n’en menait pas large, avançait lui aussi, couteau à la main, sans grande intention de s’en servir. Pourtant Berlioz hurla « Reculez manant, fils de pute, vous mériteriez… », il réfléchit un instant, mais faute de répartie il lui tira dans le front. Pleyel fut éjecté en arrière, tombant sur sa chaise qui se renversa avec lui. Il resta inanimé, certainement mort, assis les jambes en l’air. Ariel s’effondra elle aussi, et urina. Elle poussa un horrible hurlement, puis approcha de sa mère à quatre pattes, faisant fi de toute dignité.

Etait-ce là ce que cherchait Berlioz ? Tout à coup, le compositeur, grimé de manière ridicule, ne semblait plus savourer l’instant. Pourtant tout se déroulait selon son plan initial : la mère mourante, l’amant décimé, la fille à sa merci, il pouvait même décider de l’arme adéquate pour la tuer. Mais la voir ainsi, effondrée, faisant face à sa mère, quasi cadavre dégueulasse et sonore, il n’avait plus aucune envie de la poignarder, l’égorger ou quoi que ce fût d’aussi compliqué à effectuer. Avec son accord, il l’aurait embrassée. Amoureusement. Car, jeune fille ne connaissant rien à la vie, elle n’était plus qu’un morceau de polystyrène balloté par les remous d’un océan de perfidie et de mensonges. Elle lui faisait l’impression d’un quartier de viande que des hyènes – Pleyel, sa mère, lui même et d’autres encore – tentaient de s’arracher. Il n’en restait alors qu’une malheureuse gamine à genoux, la culotte mouillée, le visage bouffi de larmes trop grosses pour elle seule. Et personne avec qui les partager qui la comprenne réellement : trop jeune pour se marier, tout ce qui l’intéressait jusque là était de s’amuser comme le faisaient celles que l’on commençait à dénommer les “femmes actuelles“. Mais l’apparition d’Hector Berlioz dans sa vie, compositeur génial disait-on, l’avait troublée. A tel point que la véhémence de l’amour passionné du compositeur l’avait finalement faite fuir. Berlioz, cœur lunatique, n’en était pas moins exclusif dans ses relations. Il lui avait même proposé, au plus haut de leur amour, et par peur de ne plus revivre des moments aussi forts, de se suicider ensemble. Il avait même acheté du Laudanum, persuadé que sa bien aimée le suivrait dans cette démarche d’infini.

Ariel chuintait et couinait, en réponse aux râles mouillés, voire liquides, de sa mère. Elle s’en approchait doucement, scrutant ses mouvements de thorax ; elle craignait qu’elle ne s’étouffe, se noie dans son sang.

Pendant ce temps, Berlioz hésitait. Immobile, il regardait les deux femmes se mouvoir, finissant par se toucher, amorcer des mouvements de sauvetage, se rétracter par peur de provoquer l’irréparable.

Ariel conduisait un pas de deux létal.

Elle épongeait le sang autour de la blessure, provoquant de courtes secousses du buste de sa mère. Elle ne pouvait regarder avec précision la blessure, certaine de s’évanouir : le visage était morcelé entre la pommette et la gorge, le sang coagulait sur la blessure et bouillonnait de moins en moins. Le respiration, irrégulière, se faisait par le nez uniquement, accompagné d’un bruit de siphon bouché.

Ariel réussit à pleurer par à coups, lâchant de petits cris stridents mais étouffés.

Berlioz ne savait plus trop quoi faire. Il lui fallait aller au bout de ses éructions meurtrières, mais avait perdu sa conviction. Il s’approcha des parents, se tint au dessus d’elles. Pour la mère, le processus était bien trop avancé pour ne pas en finir : il fit demi tour pour s’emparer d’un couteau, et quand il se baissa près de Mme Moke, Ariel se retourna et se mit à pleurnicher : « Non non non… par pitié Hector, non. Laissez moi faire je vous en prie. » Elle avait posé la main sur le cœur de Berlioz qui s’était alors immobilisé. Les yeux gonflés, elle implorait une certaine clémence : disposer du choix dans l’exécution de sa mère. Et fixant toujours Berlioz, elle approcha la main du visage de la mourante, et de l’index et du majeur, lui pressa les narines. La mère suffoqua, tentant de se dégager, quand Berlioz déposa finalement son arme pour lui immobiliser la tête. La plaie ravala quelques centilitres de sang, puis de larges bouillons giclèrent sur les amants meurtriers. Berlioz regardait Ariel qui avait plissé les yeux, fermé son visage, et qui retenait sa respiration jusqu’à la mort de Mme sa mère.

Que leur restait il ?

Que restait il à Berlioz ?

Ariel le regarda finalement, le visage déformé de douleur sentimentale : « Tuez moi maintenant. Ou allez vous en… car vous ne serez pas inclus dans mon deuil. »

Berlioz savait que l’acte touchait à sa fin, il se redressa, retira sa tenue, empoigna son arme, et appuya sur la gâchette après s’être posé le canon sur la tempe.

Cet amour violent, déchainé, passionnel, eut raison de plusieurs vies, sans pour autant éliminer la cause de tous les maux de Berlioz. Ou bien si, car la cause en était certainement lui même. A Ariel il offrait la vie, par amour, sans se rendre compte combien elle serait pire que la mort.

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