Le meurtre de Jocelyn – 2008/2009

By 10 mai 2016Nouvelles

Chapitre 1

Dans les hauteurs d’une petite ville bâtie à flanc de montagne et disposée en strates, un jeune homme franchissait la porte d’entrée du commissariat de la Butte Verte, quartier populo-pavillonnaire surplombant le centre.

La ville vivait et s’organisait selon un principe de partage de territoire : le centre ville abritait les plus riches, les quartiers alentours, comme la Butte Verte, les plus pauvres. Le commissariat se trouvait à la frontière.

Le printemps confirmé travestissait la ville montagnarde en station de tourisme, prompte aux excursions sportives et aux cures thermales. On y venait de loin pour ses soins et ses sources d’eau qui attiraient les plus vieux et les plus fortunés.

Dans le bureau sobre du commissaire, une grande table encombrée remplissait l’espace, n’accueillant pas une réunion de plus de cinq personnes.

Le jeune homme, la trentaine, s’était assis face à Quignard et avait déballé ce que le commissaire avait identifié comme un magnétophone.

« Un Nagra » dit le jeune homme, « c’est une espèce de magnétophone qui permet d’enregistrer les sons avec une grande précision. »

Même assis, la carrure de Quignard, la cinquantaine énergique, confirmait son passé glorieux dans le biathlon : carré, les avants bras poilus et gonflés de muscles, moustachu et la mâchoire anguleuse ; il apportait beaucoup d’attention à la machine posée sur la table. Ses yeux, petits et noirs, scintillaient face à cet objet qu’il attendait depuis 48 heures comme l’élément qui allait relancer une affaire ayant provoqué de larges remous, ces derniers mois, dans la communauté.

Au téléphone, deux jours auparavant, le jeune homme s’était présenté comme le traducteur de l’équipe des cinéastes chinois venus filmer la « Fête des Fleurs » en avril dernier. Lui-même vivait à Montpellier, et avait été contacté par son université pour travailler sur ce projet.

« Excusez le manque de place » fit Quignard. « On est pas très gâtés ces derniers temps. »

Il avait dit ceci machinalement alors qu’il déplaçait dossiers et courriers, tandis que le traducteur installait deux petites enceintes sur le bureau, aux côtés du Nagra.

« Je lance ? » demanda le jeune homme.

« Quand vous voulez », répondit le commissaire, « je suis prêt. »

Il enclencha la lecture, et la cassette insérée dans la machine se mit en rotation. La bande offrit un court moment de silence d’où s’échappaient les écoulements d’une rivière. On distingua soudainement des froissements de tissus, une fermeture éclair, puis du plastique et du métal s’entrechoquant. Une porte s’ouvre, des pas s’approchent. Puis une voix rauque, glaireuse, aux “r“ roulés, qui lance : « Hé toi là ! Viens me voir… »

 

Chapitre 2

« Il a débarqué dans la région il y a de ça un peu moins de cinq ans, vit chez Mr Edam depuis lors, et personne n’a jamais demandé après lui. Il a pour nom Serge, c’est du moins le nom qu’on lui a donné, car comme vous le savez, la seule chose qu’il semble prononcer est “Seuurge“… »

L’auditoire était composé des habitants de la ville. Chaque banc regroupait un panel aléatoire de femmes, d’hommes et d’enfants, qui tous connaissaient l’accusé et sa victime. Les visages étaient tous fermés. Un immense voile d’incrédulité s’était répandu dans la ville à l’annonce de la catastrophe, et persistait dans la salle des fêtes – réquisitionnée pour l’occasion, et mue en tribunal de fortune – comme une migraine mal soignée. La mort n’était jamais venue prendre un des leurs dans de pareilles conditions. Ils se répétaient, en aparté, combien la quiétude avait toujours été reine chez eux, comment une affaire de ce type risquait, à terme, de compromettre l’aura bienfaitrice de la région.

C’était une réunion extraordinaire des personnalités les plus influentes de la ville. Il y avait des chaises sur une tribune, et des bancs dans la partie réservée au public.

La nouvelle avait tellement vite fait le tour des habitants que, mise à part une annonce du commissaire dans la gazette locale, aucun journal n’avait abordé le sujet, à proprement parler, avant cette semaine. On avait évoqué l’idée de taire cette histoire, et de régler l’affaire en interne. Mais de telles élucubrations avaient été tuées dans l’œuf par Quignard qui avait le premier contacté la police nationale. Il détenait Serge dans le commissariat depuis plus d’une semaine maintenant – et le garderait jusqu’à preuve de sa culpabilité ou du contraire – il craignait que la population ne se retourne contre le “débile“ sans procès.

« Pas besoin de plus de preuves » avait crié, probablement, on la reconnaissait à sa voix embourgeoisée, Matilda, la vieille danseuse de balais, qui était partie à Paris avant d’avoir vingt ans, au lendemain de son sacre de « miss-ville », revenue aigrie avant même d’en avoir vingt cinq ; « c’est pas étonnant qu’il finisse par tuer quelqu’un après tout… » Une rumeur s’éleva dans la salle.

On avait fait endosser à Serge, depuis son arrivée, pas mal de tares sans qu’on n’aille plus loin dans la réflexion. Il avait, semblait il, le profil du délinquant irresponsable. Alors, tant que les délits étaient mineurs, ils le laissaient s’en tirer sans même un avertissement, puisqu’il n’y comprendrait rien. Ainsi pas besoin de vérifier ses alibis, et puisqu’il était à chaque fois coupable – voler dans le jardin de l’un, tuer le chien de l’autre, casser la vitrine de tel magasin – chacun avançait avec une marge doucement criminelle autorisée.

Une voix émergea subrepticement du tumulte, comme on sort la tête de l’eau par baston pour crier : « L’adjoint Tatre m’a même dit que Seurge a avoué qu’il a tué le gamin. » Il y eu un silence éclair. Puis un élu, sur la tribune lui demanda de répéter. « Si si, c’est quand ils sont allés le chercher chez Edam. » Ce même monsieur, la quarantaine, cherchait l’adjoint, survolant la salle des yeux, renversant quelques chapeaux. « Il est où Tatre… » Mais l’adjoint ne se manifesta pas. Au milieu de la salle, il semblait se recroqueviller sur sa chaise. Quignard, qui était adossé à un mur, au fond de la salle, prit la parole. Il assistait à cette réunion avec retenue, en craignait tellement le résultat qu’il lui fallait jauger le taux de haine et de bêtise potentielle de ses concitoyens : « Quoi qu’il t’ait dit, fit Quignard, il aurait du le garder pour lui tant qu’je rends rien d’officiel, ok ? »

Sur la tribune, on lâcha comme une pré sentence à l’égard de Quignard : « Bien ! Le commissaire a donné son point de vue sur cette affaire, qui n’a pas l’air de le chiffonner autant que nous. On prend son professionnalisme en compte, mais on a quand même le droit de savoir si on doit cacher nos enfants ou si le danger est écarté. » Cette voix semblait regrouper un point de vue grégaire et général. Evidemment, Quignard se sentait proche de ses voisins, qui de près ou de loin, sans qu’il – ou qu’ils – n’en réalise l’ampleur, étaient pour beaucoup, lui y comprit, de la même famille ; mais il trainait cette bonne vieille éthique : « Serge a dit des choses. Comprenez ça comme vous voudrez. »

La clameur reprit : « Et qu’est ce qu’on attend alors ? »

« Comment ça qu’est ce qu’on attend ? » répondit le commissaire.

« Quand est ce qu’on va savoir ?! »

« On a fait des tests ADN. Vu que le gosse semble avoir été battu à coups de bâtons, qu’il a passé la nuit dans l’eau, c’est difficile pour les empreintes. Mais on saura d’ici quelques jours si c’est lui qui l’a… enfin vous savez. »

La voix unique de la salle se tu.

 

Chapitre 4

Claude Edam aiguisait sa lame. Sa petite baraque était calme, et l’air humide. Alors qu’il attisait régulièrement sa pipe en maïs, elle s’embaumait d’une fumée blanchâtre, qu’une petite colonie de mouches faisait tourbillonner dans leur sillage. Quelques rayons transperçaient les carreaux gras et venaient s’échouer sur la table, meurtrie de coups de couteau, ou Claude aiguisait sans penser. Chaque mur marquait une époque de sa vie. Le propriétaire avait trois pièces carrées, douze murs pour un seul couloir, et Claude avait cadré sur ces quatorze murs des tranches de vie en images, photos et objets dans une chronologie progressive.

Il était dans la cuisine, qui faisait également office de salle de bain et de salle à manger. Au centre de la pièce, la table regroupait toutes les fonctions.

Outre les nombreux ustensiles présents dans la pièce, les murs de la cuisine s’organisaient selon les récents apports de ses deux fils adoptifs, aléatoirement disposés, sans code. Il laissait libre cours aux envies des garçons, ayant lui même étalé sa vie sur toutes les autres surfaces de la baraque.

Pas d’autres bruits, aucune agitation alentour, plus calme qu’à l’accoutumée, aurait-il remarqué, s’il n’était pas perdu dans sa tâche hebdomadaire de frottement de métaux. Claude assumait la garde de Jocelyn, sept ans, fils de sa fille, partie vivre en Croatie, avait-il cru comprendre, après la mort du père du gamin, quatre ans auparavant.

Et Serge, avoisinant les trente ans, grand garçon perturbé, à la réflexion et à l’élocution d’un gosse de cinq ans. Il avait fait son apparition la même année que la mort du mari de sa fille.

Serge était resté errant quelques mois comme un clochard dans les rues du centre ville, ne cherchant pas à mendier, mais survivant grâce à une vieille nourrisseuse de pigeons ; pigeons que serge remplaçait, depuis lors, sur la petite place du marché : elle partageait sa baguette quotidienne avec lui, en silence. Mais soudainement elle ne vint plus à leur rendez vous. Serge avait continué de se présenter, oubliant rapidement tout de la vieille dame, à part la faim. Il s’en serait laissé mourir si Claude ne l’avait pas recueilli, continuant son élan de bonté non prémédité, coïncidant avec l’abandon de son petit fils. Serge avait simplement et hasardeusement élu domicile dans un fourré près de chez Claude, et avec le temps, intégré le modeste refuge.

C’était une maison en pierre qu’Edam avait récupérée après la seconde guerre mondiale, alors que la région se repeuplait et que la vie reprenait ses droits. Village de résistants, il fût l’un des derniers bastions à s’être fait dévaster peu avant la capitulation Allemande. Et Claude, alors adolescent, orphelin, qui n’avait ni résisté ni collaboré, avait profité de cette opportunité pour s’installer dans ces murs, enclavés en contrebas de ce qui était encore, à l’époque, un village de quelques centaines d’habitants. Et aujourd’hui encore, la ville n’avait pas rattrapé son refuge.

On frappa à la porte.

Claude s’interrompit un court instant, puis reprit sa besogne. Dehors, on lui cria : « Edam, c’est Quignard. »

« Allez Claude, on t’entend aiguiser » avait reprit l’adjoint.

Finalement, Edam s’interrompit, ce que les policiers prirent pour une invitation à pousser la porte. Il les fit entrer, leur offrit silencieusement à boire ; mais ni l’un ni l’autre n’avaient envie de faire s’éterniser le calvaire à venir. Ils restèrent debout et Tatre ne regardait plus qu’autour d’Edam essayant de ne jamais croiser ses yeux, contrairement à Quignard qui tentait de s’accaparer son attention : « On vient à propos de Jocelyn, Claude. T’es pas venu me voire comme je t’avais demandé de le faire l’autre jour. » Quignard, peu habitué qu’il était à accuser au hasard, continuait de sa voix la plus empathique qu’il se connaissait. « On a des raisons de croire que Seurge y est pour quelque chose. » Claude avait ralenti la cadence pour mieux entendre le commissaire, mais ne s’arrêtait pas d’aiguiser. Son visage semblait se refermer comme une huitre dans laquelle on enfonce un couteau de plongée.

« On voudrait l’emmener avec nous, lui poser quelques questions, et on verra ce qu’on ferra ensuite, mais on te tiendra au courant de toutes les avancées de l’affaire. »

Un temps.

« Et poulrquoi ça s’rait lui hein ? » Claude avait finalement relevé la tête, et défiguré les agents de police. « Pasqu’il est débile ? »

Quignard avait douloureusement dégluti l’accusation. Ils n’avaient pas de preuves et n’avançaient que sur témoignages, recueillis depuis le matin où le gosse avait été retrouvé.

« Seurge, on lui a toujourls tout mit surl l’dos. C’est toi même qui l’dit. »

« Ecoute Claude, le soir de la fête y avait pas mal de remue ménage, mais on nous a dit que le gosse et Seurge avaient passé une partie de la soirée ensemble, et… » Quignard avait mal aux trippes à l’idée de lui suggérer ses doutes à partir d’une telle banalité… « et on m’a aussi dit que Seurge avait pas mal trainé autour de la buvette. Alors… on s’est demandé. »

« Pasque tous les buveurs enculent des enfants… Alors l’adjoint, combien que t’en as defleurés ? Et toi Quignard, t’es pas le dernier des pochards… » Le vieux Claude, qui parlait peu, savait où tirer quand une proie s’immobilisait dans ses phares. Il avait eu de grands yeux dans le temps, mais, par un procédé étrange, ses paupières lui retombaient bas sur les globes. Ses traits accusaient tous l’effet de la pesanteur : front, paupières, joues et poils de barbe, peau du cou et même lobes d’oreilles tentaient de rejoindre le sol.

« OK Edam ! On a comprit, fit Quignard. Il faut qu’on voie le jeune quand même. Alors on va faire le tour ici et dehors, et si on le trouve on l’emmènera au poste pour lui parler, puis on t’le ramène. »

Claude ne dit plus rien. Il reprit son rythme d’aiguisement, et laissa couler les paupières sur ses yeux, chassant ce qu’aucun des intrus n’aurait pu identifier comme une larme, qui fut aussitôt absorbée dans un pli.

Quignard poussa l’adjoint du coude et l’envoya faire le tour de la baraque par l’extérieur. Lui contourna le vieux Edam et passa en revue les photos sur les murs. Elles montraient toutes une période assez récente, se dit il. Jocelyn était présent sur la plupart, sauf une qui l’interpella plus particulièrement : Serge, dehors, dos à la rivière. Quignard n’avait jamais vraiment côtoyé “Seurge“, ou “le débile“, et n’avait jamais pu sonder cet esprit trouble. Souvent il avait été accusé de petites choses anodines que Quignard savait être souvent fausses, voire même imputables à ses détracteurs. Souvent il avait fait comme si de rien n’était, car Serge n’était jamais plus ennuyé que ça : on ne portait jamais plainte, et tout s’arrangeait selon cette logique ancestrale du bouc émissaire qu’on pardonne. Se perdant dans la photo, il s’était remémoré un vieux film où une jeune femme devenait folle, et voyait son plafond se fissurer, et qu’une photo à la fin prouvait qu’elle avait toujours été folle. Il ne se rappelait plus l’actrice. Mais il avait cette même sensation, face à ce cliché d’yeux vagues, naturellement flous dans ce visage mat, que Serge offrait de ¾, comme ignorant le photographe.

Avant que le commissaire ait même eu le temps de passer à la pièce suivante, la porte d’entrée s’ouvrit, comme une bouche rectangulaire recrachant deux silhouettes brûlées par la lumière du soleil. L’adjoint entrait le premier, tenant Serge par le haut du poignet, qui se laissait traîner vers l’intérieur. Tous deux allèrent jusqu’à la table et Claude cessa d’aiguiser. Quignard les contourna, ferma la porte et prit place en bout de table, à gauche de Claude et à droite de Serge. Son adjoint lui faisait presque face.

Ouvrant un tiroir dans la table et y plaçant le couteau, sans même le regarder, Claude s’adressa à Serge : « Tu sais pourquoi ils sont là ? Ils sont là pasque t’as fait une bêtise qu’ils disent. Une bêtise plus grosse que toi. »

Serge, stoïque, fixait le vieux, avec crainte semblait-il.

« Tu te rends compte… Jocelyn … ? » Il avait presque régurgité son nom, comme on voudrait recracher une tumeur.

Laissant le vieux reprendre son souffle, Quignard se tourna vers Serge : « Tu étais avec Jocelyn le soir de la fête ? Tu te souviens de la fête ? Il y avait du monde, de la musique, de la danse, tu te souviens ? » Serge regardait Edam.

« On t’a vu avec le gosse Seurge » dit l’adjoint Tatre « on sait que t’as passé la soirée avec lui… »

Quignard voulu l’interrompre, lui lançant un regard, l’air de dire “vas y un peu molo“, mais Tatre qui n’avait rien dit jusque là, sentant qu’il avait un adversaire à se mesure, renchérit : « C’était ton p’tit frère, ça t’fait rien ? »

Serge fit à la fois couiner et grincer sa gorge. Il ressentait probablement la perte, le manque, la disparition de son frère, tout du moins avait-il du réaliser son absence – ou bien Tatre serrait-il son poignet trop fort.

Serge et Jocelyn avaient été proches dès les premiers jours. Serge étant capable de rester à regarder le paysage, une montagne, une rivière couler, un arbre ou une fourmilière durant de longues dizaines de minutes sans sourciller, Edam avait profité de cela pour en faire le gardien de Jocelyn, tant que celui-ci n’était pas en âge de gambader trop loin de la maison. Pendant ce temps là, lui pouvait s’affairer à ses divers travaux.

Puis la tendance s’était inversée, et c’était Jocelyn qui baladait Serge dans la montagne, lui apprenant ce que lui retenait de sa scolarité qui démarrait, et de ses rencontres. Le gamin se faisait des copains à l’école qu’il amenait chez Edam, entrainant souvent Serge dans leurs pérégrinations doucement aventureuses ; jusque dans la découverte de leurs corps grandissants… des écoliers.

Mais les parents avaient réfréné ces rencontres à mesure qu’ils apprenaient que Serge était, quelque part, réellement ou juste par accusations intempestives, un délinquant ne comprenant rien à rien. Et Jocelyn apprenait à cette même période pourquoi son grand frère de près de vingt ans son aîné ne comprenait rien à rien, ne retenait pas ce qu’il lui apprenait, oubliant jusqu’à se nourrir ou baisser son pantalon pour pisser. Il subissait souvent des moqueries de type “frère du débile“ et d’autres choses qu’il ne comprenait pas.

Serge couina à nouveau, tentant de se dégager de l’étreinte de Tatre, nœud coulant se resserrant à chaque mouvement.

« Ok fit Quignard, lâche le maintenant. »

« Mais il risque de filer… »

« Mais bien sûr que non y va pas filer, bon sang. Regarde-le, il est même pas capable de dire qu’il a mal. »

« On l’embarque » dit l’adjoint « on y va !»

Tatre voulut se retourner et entrainer Serge, mais alors que ce dernier s’ancrait le plus possible dans la dalle, sa voix mal assurée et rocailleuse fit : « C’est mal ».

L’agitation autour de lui stoppa.

« Il a parlé » dit Quignard.

« Bien sûr qu’il parle » fit Edam. « Vous l’saviez pas ? »

« Tu m’as dit toi même l’aut’ jour qu’il parlait pas vraiment » fit Quignard.

« Qu’est ce qui est mal ? » Tatre avait prit Serge de face. « Seurge, qu’est ce qui est mal ? »

La temps mourut. Serge expira, inspira, puis dit « Moi… c’est mal ».

Il avait baissé les yeux sur son poignet agrippé, et avait murmuré « Ma faute ». Ses yeux embués se cachèrent derrière des paupières vibrantes.

Quignard avait posé sa main sur son épaule et l’avait légèrement fait pivoter vers lui.

« Qu’est ce qui est ta faute ? »

Mais ne le laissant pas répondre, alors qu’il tournait lentement son visage vers le commissaire, l’adjoint entama de l’entraîner dehors : « On l’embarque, Quignard ! »

« Mais on ne sait même pas de quoi il parle » protesta Quignard.

« Comment ça, on sait pas ? C’est un aveu ça ! On a pas d’autre piste que lui et il dit “ma faute“ en plein interrogatoire sur la mort d’un gosse, et toi tu t’poses des questions ? Les gens veulent savoir qui a fait ça ! Il leur faut un coupable avant qu’ça dégénère. » Il avait fini sa phrase les yeux presque en dehors de ses orbites, et le reste de son visage affichait un grand agacement envers son supérieur.

Il décocha un regard venimeux à Serge puis interpella le vieux Edam : « Claude, t’es son paternel. Qu’est ce t’en dit ? C’est un aveu ! »

Edam fixait la table, y détaillant les rainures et encoches qu’il avait faites depuis les dizaines d’années qu’il y mangeait, travaillait, vivait. Il ne put répondre autre chose que « C’est fou. »

Quignard se résigna.

 

Chapitre 5

« Ok… » Tatre, comme une pâte à pizza, s’étirait en long et en large. « Il est quoi là, cinq heure de l’aprèm’, j’ai pas bouffé… »

Lui et Quignard venaient de regarder une partie des images, filmées par l’équipe documentaire présente lors de la Fête des Fleurs. Ils avaient visionné tout ce qui avait eu lieu après le spectacle, dans l’espoir de trouver une piste relative à la mort du gosse.

« Alors à une heure, la ronde démarre, Jocelyn tourne avec les autres, il disparaît des images vers deux heures… »

Quignard avait réclamé aux chinois de lui laisser les images en tant que pièces à conviction. Ils les récupèreraient avant leur départ si elles ne contenaient rien de probant. Et elles ne contenaient rien de probant du tout…

« On a Jocelyn et le gosse Druand qui sont avec Seurge, et quand Jocelyn disparaît, les autres aussi. » Quignard tentait de retracer les allers et venues des personnages principaux du drame. « On a le Claude qui est à la buvette, et lui aussi il disparaît à deux heures. Il avait dit quoi Claude ? qu’il était resté après le spectacle ou après la danse ? »

Tatre réfléchit un instant : « Tu m’as dit qu’il t’avait dit qu’il était resté une heure et demi après la danse, mais c’était pas ça, pasqu’il serait resté pendant toute la baston dans ce cas là. La vidéo est loin pendant la baston, mais c’est sûr qu’il y était pas. Sinon t’as remarqué que Claude et Seurge c’est presque les seuls à pas avoir de masque ? »

« Oui j’ai vu ça » répondit Quignard, de plus en plus énervé qu’il était à cause du café, assez fort pour se défendre tout seul.

En somme, ils n’avaient rien.

Autour d’eux, les murs blancs regroupaient les affaires précédemment traitées, et rappelaient la fausse quiétude de la bourgade : jamais un crime plus grave qu’un autre, pensait Quignard. Mises à part les bagarres, entre les petits gangs locaux, qui ne faisaient jamais de victimes, tout au plus quelques contusions, et une interpellation par ci par là. Une petite ville comme les autres, dont certains épisodes plus complexes, comme la prise d’assaut du commissariat, étaient des cas isolés. Une autre époque : quand tous se dressaient contre la police. Mais depuis quelques années, avec la nouvelle arrivée d’immigrés, ils avaient trouvé une paix relative dans laquelle Gitans et Arabes s’affrontaient tranquillement, sans trop sortir de leurs quartiers. Quignard et le corps policier ne se sentaient pas exactement concernés, tant que les familles historiques n’étaient pas visées. Ainsi, quelques tags et des vitres cassées n’étaient qu’un moindre mal, comparé avec l’époque où ils étaient la principale cible.

« Je reprends : on voit clairement que Seurge suit Jocelyn tout du long de la soirée, là où y a l’un, y a l’autre. » Dit Tatre, formel.

« Sans doute… dit Quignard. Comme d’habitude quoi. »

« Et d’un coup y a plus ni l’un ni l’autre. Seurge c’est certain, Jocelyn presque. Faut choper Seurge… »

Quignard, qui sentait les conclusions hâtives se profiler tenta de calmer son adjoint : « Eh doucement ! Alors oui, faut qu’on lui parle, mais pas en tant que suspect, mais en témoin, il a peut être vu quelque chose. A part ça, c’est une piste mineure. Donc on va chez Edam. Mais je veux aucune déduction ! »

Tatre n’écoutait pas précisément la démonstration du commissaire.

Ils se dirigeaient vers la sortie du bâtiment.

« Ouais, faut le faire parler l’débile. Moi j’l’ai jamais senti. Il tue des animaux. Ceux des autres… »

Quignard, sur le perron, dévisagea son adjoint : « On sait PAS si c’est lui, putain… On lui fout toujours tout sur le dos ! »

« Ouais bé on verra ce qu’en diront les autres. » Conclue l’adjoint.

Dehors le béton écrasait toute végétation, Quignard pouvait voir le bout de la ville, qui sortait des bureaux, magasins et écoles et rentrait chez elle. Il était l’heure de la circulation, et des collègues à lui organisaient son bon fonctionnement. Il les administrait comme des aspirines, fluidifiant les veines de ce corps, aux jambes lourdes de la fin de journée.

C’était leur ville, à lui et aux autres, et tous la voulaient propre et en bonne santé. Jocelyn ne pouvait qu’être une petite tumeur bénigne, et la convalescence serait courte s’il décidait de la bonne posologie.

 

Chapitre 6

La Peyne, qui serpentait depuis le haut jusqu’au bas de la montagne et longeait la ville, était historiquement calme. Solidaire, elle ne sortait de son lit que lorsque les rivières du pays entier s’y attelaient elles aussi. Elle coulait d’un seul bras sur plusieurs kilomètres, et se séparait peu après la ville – à “l’os du bonheur“ ou “l’os à souhait“ comme on l’appelait parfois – pour se ramifier et se rejoindre finalement trois ou quatre kilomètres plus loin.

C’était précisément à cet embranchement en os de poulet que s’étaient regroupées quelques personnalités, mues par une certaine idée du sauvetage et de la sécurité, très – trop – tôt le matin, eu égard de la fête locale de la veille – qui, culturellement, tenait éveillée l’immense majorité des habitants de la ville et des villages voisins, allant normalement se coucher à l’heure où ces pompiers et policiers avaient été appelés. C’avait été une traînée de poudre qui avait tiré la ville de sa torpeur, imbibée d’absinthe artisanale, fabriquée traditionnellement pour la fête, et qui coulait même dans les veines de ceux qui se disaient de garde.

De mise, la gueule de bois, vitreuses, les pupilles de ces messieurs dames, qui s’apprêtaient à découvrir le visage de ce qui deviendrait l’un des plus grands cauchemars de la commune : celui d’un corps entre deux courants, qui n’avait pas coulé à cause d’un fait à peine imaginable, qui d’ailleurs, une fois rendu public, serait tellement censuré par les médias que personne ne saurait dire quels en avaient été les éléments réels.

Quelques dizaines de minutes auparavant, comme dans un mauvais film, un jeune couple avait finit la soirée à se tripoter “l’os du bonheur“ sur la berge, quand l’un d’eux avait aperçu le corps du gamin, la face plongée vers le fond.

Vers six heures, alors que le soleil faisait son apparition, étincelant sur l’eau régulière, les adolescents profitaient des couleurs perçant les cimes de la montagne : l’aube prenait ses quartiers comme un filet sirupeux se répandant dans du lait. Tout ça rimait avec les costumes et les quelques feux d’artifice qui avaient illuminé le ciel d’encre de la nuit dernière, passée à boire, chanter et flirter. Et comme dans un mauvais film, tous deux avaient su échapper, tout d’abord, au contrôle parental, puis aux errances entre amis ; ils avaient ensuite parcouru la berge jusqu’à “l’os“, épié un autre couple assez avancé dans le processus de séduction, et avaient entamé un semblable parcours tactile, se déshabillant, puis se lançant pour défi de plonger nus dans la rivière. Et ce fût à ce moment précis, alors que l’un d’eux montrait à l’autre, du doigt, là où la rivière n’était pas dangereuse, qu’ils virent le corps flotter : à ce même endroit où le courant réduisait. Il avait une branche plantée dans le rectum, solidaire d’une branche encore plus grosse qui avait permit de garder le petit corps à la surface de l’eau. Il avait finit sa course accroché dans des racines émergées, juste à fleur d’eau, qui ressemblaient, avec le mouvement de la rivière, à des serpents immobiles fendant les eaux.

Il était tout juste sept heures quand Quignard et les pompiers étaient arrivés sur place. Enveloppés dans des couvertures chauffantes, les ados avaient été rapidement rapatriés chez eux par un policier pas très frais.

Ne restaient sur la berge plus que des pompiers, trois policiers et Quignard, et ce qui lui parut être la somme de tous les cauchemars que pouvait faire le père de famille qu’il était.

Ils avaient reconnu Jocelyn aussitôt.

Le commissaire avait froidement distillé la catastrophe – d’abord encaissée par les nerfs – en des ordres précis de recherche : identifier de quelle famille d’arbre venait la branche, remonter la berge en battue de quatre par côté de la rive, et tenter d’en retrouver la souche, ou du moins des traces de lutte. Il mit en place une cellule d’analyse où l’on tenterait de trouver au plus vite de l’ADN dans le corps, que l’on enverrait en analyse. Il avait peu d’espoir quant aux empreintes digitales, le corps ayant été immergé une bonne partie de la nuit. Il ne leur restait dès lors plus que l’affreuse éventualité que l’assassin l’ait également violé pour trouver quelque chose. Quignard irait bientôt chez Edam, le grand père de Jocelyn, pour lui annoncer la chose.

Très vite, on lui proposa un diagnostique préliminaire quant au déroulement de l’agression : la bataille avait peu duré, Jocelyn avait du être assommé avant d’avoir été jeté à l’eau.

Les questions qui reviendraient le plus souvent hanter Quignard devaient être “Qui ?“ puis “Pourquoi ?“, mais secrètement, et comme tous les individus au courant de l’affaire, il s’était d’abord demandé “Pourquoi la branche…“ Et, sauf par extrême perversion, Quignard se dit que c’était pour entrainer le corps aussi loin que possible. Il n’y avait que très peu de population à vivre en contrebas, et il aurait finit sa course dans le fleuve ; mais n’aurait pas disparu pour autant… N’y voyant pas une logique plausible de volonté de disparition du corps, il se convainc, du moins pour les instants à venir, que c’avait été un meurtre uniquement pervers et irréfléchi. Il eu une pensée éclaire pour ses enfants, puis retourna auprès des pompiers.

On lui dit qu’il était mort noyé, mais il serait difficile, presque impossible, de dire s’il avait été violé avant la suite des évènements : l’intérieur de l’orifice était forcément abîmé, il y avait eu des saignements dus à l’écorce.

« Pourquoi me dites vous ça maintenant, avant analyse ? » Demanda Quignard, abasourdi ?

« Vous en parliez tout à l’heure, alors… » Le jeune pompier recula devant le regard noir du commissaire, qui avait déjà évalué l’éventualité de ne rien trouver à l’analyse.

« Et si l’agresseur a éjaculé hein ? » Il avait dissimulé un haut le cœur. « On attend l’analyse. »

Un policier s’approcha : « Il n’a pas de terre sous les ongles, même avec l’eau il aurait du en rester, il n’y a pas de traces de lutte ou de défense. On a du l’assommer dès le début. »

Seul le visage de Jocelyn, crispé dans une déformation proche du hurlement, prouvait qu’il n’était pas mort avant la noyade.

Quignard rejoignit sa voiture et passa un appel radio : « Ca ne dépasse pas le cadre de l’enquête. On n’en parle pas à sa famille, on donne pas de noms ni de détails. On a pas l’habitude de ce genre de choses, alors on se laisse pas aller à la panique et encore moins à la chasse au meurtrier. Et bien sûr couvre feu pour les mineurs dès… disons 18 heures. » Des voix gênées interpellèrent le commissaire, et il reprit : « Dès 19 heures. Je ferais une annonce officielle qu’on publiera dans le journal. »

Les insectes sortaient de leurs cachettes, les poissons remontaient à la surface de l’eau, les oiseaux se posaient sur les pierres chaudes, tous assistaient à la conférence des policiers.

On scia la branche, et le petit cadavre crispé, transi, fut installé dans une civière , puis emmené dans une ambulance stationnée à une centaine de mètres de là, avec les autres véhicules.

Des renforts, conduits par l’adjoint Tatre, arrivèrent. Un râteau humain se mit à longer les abords de la rivière à rebrousse courant, comme on laboure un champs “périmètré“.

« J’ai pris une de ces quiches hier… » Tatre, hagard, se détendait les muscles des bras et du dos. « J’ me demande si j’ai pas perdu connaissance à un moment, pasque y a des trucs qui m’échappent encore… à propos de mes fringues. »

Quignard l’écoutait d’une oreille mais ne le regardait pas : il piétinait autour d’une racine, tentant de la déterrer à coups de pieds. Tatre jeta un coup d’œil alentours. Et, dos à Quignard – qui le transperça d’un regard affuté comme une dague – il fit : « Pfffiiiuuuuu. J’en ai eu des p’tites histoires moi aussi dans ce coin là. » Il se mit à pointer du doigt une ou deux berges et puis un endroit dans la rivière. « On se baignait juste là, là où y a plus d’courant. »

Le commissaire n’aimait pas avoir quelqu’un dans les pattes quand il travaillait, et Tatre, dont le sang était en éternelle ébullition lui posait régulièrement problème. Si lui était installé depuis pas mal de temps, Tatre avait trop vite prit racine dans le rôle de l’adjoint casse-cou, arriviste, placé là par une hiérarchie insouciante – il s’inspirait plus de Chuck Norris et autres Texas Rangers ou même du Nick Belane de Bukowski que du Dale Cooper de Twin Peaks ou du Marlowe de Chandler.

« C’est dingue pas vrai ? » Il revenait tout à coup à l’enquête comme un ado se replonge dans un paquet de bonbons. Il insista : « He, tu penses que c’en est un de chez nous ? »

Quignard mit du temps à répondre. « Ecoute, je dois dire ça au vieux Claude avant qu’il l’apprenne n’importe comment. Et là, pas le temps de jouer à la devinette, je dois trouver avec quels mots je vais dire à un grand père que son p’tit fils s’est fait… faire tout ça. Merde. » Il était vraiment déconcerté, il avait finit sa phrase en chuchotant presque.

« Tu sais que c’était lui le masque de Sarkozy pour le final des Machous? » Tatre faisait référence à la veille.

« Ah bon ? Non je savais pas ça. Ecoute, fais ce que tu peux pour récupérer les images des chinois, et organise nous une séance de visionnage dès que possible. On verra plus tard pour le masque, on en parlera aux gars… »

Une éventualité lui sauta soudainement au visage : « Et vérifie leurs alibis, aux chinois. »

Il prit sa voiture et conduisit en silence. La ville reprenait des couleurs, comme un visage se ré empourpre. Quelques employés balayaient, sur les trottoirs, gobelets, confettis et masque peints ; des “titubeurs“ s’affairaient jusqu’à un plan horizontal, à l’abris de la balayeuse mécanique qui récurait le bitume. Les visages exprimaient tous une sorte d’errance démystifiée, les traits tirés vers le sol, comme si un seau d’acide avait remplacé la javel municipale. Des visages groggys, tuméfiés, parfois encore souriants, et toujours boursouflés par la fatigue.

A la sortie de la ville, Quignard descendit une route sur cinq cent mètres, puis s’enfonça entre les arbres, sur une route cabossée descendant droit vers la Peyne. Le soleil perlait entre les feuilles, et des flaques de lumière embaumaient le pare brise de sa voiture. Il longeait maintenant la rivière, dont chaque petite vaguelette accrochait le soleil et produisait, en reflet, une étoile scintillante. Une magnifique matinée.

Sur sa droite, accroupis, des branches fines dans les mains, il vit Serge qui le regardait passer. Il avait le visage terne, comme encore engourdi par le froid. Leurs regards se croisèrent et Quignard leva la main. « Putain pensait-il. Et lui alors… c’est sûr qu’y va rien comprendre à ce qui s’ passe. »

Dans les yeux de Serge se mêlaient crépuscule et petit matin en un sempiternel brouillard. Il respirait l’incompréhension, l’absence de repères.

Il le dépassa au ralentit puis aperçu la baraque en pierre, au toit rafistolé avec de la tôle. Pas de fumée sortant par la cheminée.

Il avait coupé le contact et sortait un pied dehors, quand il vit la porte s’ouvrir, et Edam jeter un œil par l’entrebâillement. Quignard leva la main en signe de “salut“, et la porte s’ouvrit en grand, mais Edam fit aussitôt demi-tour dans le noir.

La petite plaine, où le vieil Edam avait récupéré sa baraque, en ras de rivière, se réchauffait ; les ombres se retiraient doucement, et la rosée se consumait, faisant place à une ribambelle de poussins très sonores, suivis d’une poule ; tous cherchaient le sec et le soleil.

Quignard passa le pas de la porte, et vit Edam, la tête dans la cheminée.

« Du café ? » Il avait la voix claire de quelqu’un qui avait bien dormi, ou qui était réveillé depuis longtemps.

« S’il te plait, Claude. »

Une lueur grandit dans la cheminée, détourant l’épaisse chevelure d’Edam, ébouriffée comme un buisson mal taillé.

« Qu’est ce qu’il y a Quignard, il est tôt nan ? » Il ressemblait à certaines gravures de Beethoven.

Le commissaire ne pouvait lui donner simplement, froidement, les faits.

Edam s’était retourné, faisant face au silence et à l’absence de son invité.

« Assieds toi s’tu veux » lui dit-il, retournant à sa cheminée.

Alors Quignard s’approcha, posa les mains sur la table, puis commença : « Ce matin on a trouvé Jocelyn… »

« Jocelyn ? » Il n’avait pas tourné la tête vers le commissaire, et attisait le feu sous la cafetière. Quignard le regardait, comme figé. Il se força à articuler :

« … on l’a trouvé dans la rivière. Noyé. » Il tremblait. Il ne pouvait pas assumer une chose pareille.

Edam s’était levé, retourné, et avait brusquement empoigné le dossier de sa chaise. Il s’était finalement assis dos à la cheminée, en face de Quignard, qui regardait les mains calleuses de l’ouvrier aux plus de quarante ans de métier se rejoindre lentement et remonter en même temps vers sa bouche. Il prit appuie sur ses coudes. Edam avait la carrure d’un rocher taillé homme, pourtant il s’affaissait à vue d’œil.

La cafetière siffla.

Continua de siffler.

Immobile, il regardait le commissaire sans le regarder. Il regardait à travers le commissaire, au delà des murs de cette maison où, durant ces dernières années, il avait vu grandir Jocelyn. Ses poumons se contractèrent, il expira un toussotement semblable à un dernier souffle. Le souffle de l’âme qui s’échappe. Les vingt et un grammes. Il chancela sur sa chaise et fit demi tour jusqu’à la cheminée où il s’empara de la cafetière qui rendit son silence à la pièce.

Quignard lui demanda silencieusement : « Est ce que je peux te poser une question, Claude… »

Un temps.

Edam prit deux tasses et se rassit. Il dit lentement, mâchant certains mots mais restant compréhensible : « La dernière fois que je l’ai vu, il était avec Seurge à la fête, et on était pas loin d’une heure après la dernière danse, et moi j’suis rentré une heure et demi après la dernière danse. » Il écarta ses mains, ouvertes comme s’il portait un ballon, ouvrit la bouche à nouveau mais ne dit rien de plus.

« Et ils sont jamais repassés par la maison ? Seurge il est pas revenu de la nuit ? »

Quignard se pinçait la moustache qu’il avait noire, courte et râpeuse. Ses yeux noirs tentaient d’accrocher le regard du vieux, qui se dérobait sans cesse.

Edam commençait à paniquer : il secouait ses mains comme dans un lent tremblement trahissant qu’il ne savait pas bien où il en était. Les ailes de son nez plat battaient l’air humide au dessus de ses lèvres devenues blêmes. Il sentait le sang se retirer de son visage, et des nuées de corbeaux assombrirent la pièce. De toutes ses forces, il essayait de ne rien faire, ne pas perdre l’équilibre ou émettre des sons douteux.

Quignard décrocha son regard et parla enfin à la table : « D’accord Claude, d’accord. Je vais t’ laisser. Est-ce que c’est possible que tu viennes au poste cet après-midi ? Faire une déposition, ça sera rapide. Emmène Seurge. » Il retira ses mains de la table, entreprit de fermer sa veste.

Edam leva les yeux sur Quignard qui le regarda à son tour. Ils se fixèrent un instant l’un l’autre.

« Pourlquoi Seurge, qu’est ce qu’il a à voir là dedans… » Quignard se dit que l’expression de Claude n’avait pas changée d’une ride depuis son arrivée. « Et pis il parle pas vraiment l’Seurge, y comprend à peine » avait conclu Edam.

« Je sais, mais… ils sont pas rentrés ensemble, tu vois ? » Quignard n’était lui même pas certain de ce qu’il insinuait.

« Si j’vois quoi ? Si j’ vois que c’est Seurge qui l’a tué ? » Edam levait progressivement la voix. « Tu t’ rends compte de c’ que tu dis ? »

« Seurge tuer le gamin ? » pensa Quignard. « Enfin merde ! » Il se redressa :

« Pas d’énervement, Claude. Passe juste avec lui. Trouve le ce matin, essaie de lui expliquer ce qui s’ passe. Il est rentré dormir cette nuit on dirait. »

« Pourlquoi ? Nan ! J’l’ai pas vu d’ la nuit l’ débile. » Il bafouilla ensuite une autre phrase, gutturale, incompréhensible, puis entreprit de servir le café ; mais Quignard mit la main sur sa tasse : « Je vais devoir y aller. Seurge est juste dehors. J’l’ai vu en arrivant. »

Edam leva les yeux sur lui, tentant de sonder sa pensée : « Attends… tu lui as déjà parlé au Seurge ? » Ses mots vacillèrent sur la table, maladroitement, entre les éléments de vaisselle.

« Non, bien sûr. Je vais devoir y aller. » Il ajusta sa veste coupée Police, mais Claude lui demanda encore :

« Jocelyn il est où ? »

« On l’a amené au SAMU, il est toujours en ville. Vas le voir si tu veux. Mais il est mal en point. » Quignard n’avait encore pas pu parler à Edam du meurtre en soi. Il ne pouvait aborder les détails.

Il quitta la pièce, la maison, et la peine qu’il sentait y avoir apportée ; il quitta la plaine, la rivière et Serge qui n’avait pas bougé.

« Je crois que j’suis bien trop sensible » il s’était dit en roulant. Il avait le sentiment d’être le seul à avoir plongé aussi profond dans cet abîme, et voulait juste se biturer chez lui, avec sa femme…

Ils devaient déjà avoir récupéré les rushes du documentaire. Il était presque content de retrouver Tatre et les autres au commissariat : il espérait un peu de légèreté. La journée démarrait tout juste, et son baromètre d’émotions était déjà dans le rouge.

 

Chapitre 7

Il était dix heures du soir, et la nuit avait déjà amplement recouvert la ville d’un drap sombre. Sur la place de la gare routière et des boulistes, quelques ados se cachaient pour fumer des joints et des groupes de gens traversaient la Peyne, par le pont faisant la jonction entre un quartier aisé de la ville et son centre. Le lit de la Peyne était, à cet endroit, bien plus large que le filet d’eau, et l’on pouvait la longer sur quelques dizaines de mètres, se balader sur le bitume qui se retransformait ensuite en terre. Des escaliers permettaient de passer directement du pont au bitume, puis de longer les bâtiments des impôts, de la gare routière, et quelques habitations.

Sur un muret étaient assis deux ados et un gamin. Ils essayaient de garder leur calme entre deux fous rires et deux roulages de pétards. Aurélien Druand, 14 ans, natif de la région, et Daniel Ston Vein, même âge, juif allemand aux cheveux longs, avaient trainé Jocelyn avec eux. Ils avaient faussé compagnie à son grand frère, lui avaient simplement dit de les attendre à la buvette, près de la scène du spectacle, et n’étaient pas revenus. Ils s’étaient hissés sur le muret des impôts, à trois mètres du sol où s’écoulait la rivière, et avaient fumé un premier joint.

« Du bon teuch » disait Aurélien. Il était d’apparence juvénile, mais était le premier pour les conneries.

« Du bon teuch ? T’es con ou quoi ? » Si Daniel était bon suiveur, il n’était pas dupe sur la qualité du shit qu’ils fumaient, jour après jour. « Celui de ma mère il est bon, çui là il est dangereux. »

Jocelyn les regardait, avec l’envie d’être grand comme eux, de se procurer son propre shit. Il fumait un peu depuis l’hiver, le plus souvent avec Aurélien et Daniel, qui passaient le prendre chez Edam. C’était près de la baraque en pierre qu’ils trouvaient les meilleurs spots, les moins visités, et où les gitans ne venaient pas les emmerder. Il était bon copain avec le petit frère d’Aurélien, et ils étaient habituellement fourrés ensemble. Mais ce soir le petit frère montait sur scène en premier et se trouvait à cet instant dans les loges de la salle des fêtes.

Sur le muret, ils étaient tous trois déguisés selon les coutumes de la fête des fleurs, qui se déroulait à une place et cinq ou six rues d’ici. Ils pouvaient d’ailleurs entendre assez distinctement les grands folklores nationaux de type « Le petit Monsieur en polyuréthane » ou encore « Va y avoir des morts », ou évidemment « Tomber la guenille », qu’entonnaient en chœur un nombre grandissant d’alcooliques masqués, la blouse blanche peinte. Depuis des temps ancestraux, les autochtones et leurs proches voisins portaient ce déguisement fait maison – un masque blanc peint, prenant tout le visage, et une blouse blanche peinte – tel un carnaval du corps scientifique. Cet accoutrement, tout le monde ou presque l’adoptait, et certains groupes profitaient d’être méconnaissables pour régler impunément leurs comptes annuels, ou dépouiller les clochards – qui migraient le temps d’une nuit vers le bas de la ville.

Sur le muret, Jocelyn portait blouse et masque ; Aurélien, juste le masque sur le haut du crâne ; Daniel une blouse d’infirmière aux jupons retroussés et un masque en dentelle qui ne faisait que lui détourer les yeux. Eclairés par les lampadaires du jardin des impôts, ils se dandinaient, assis, au beat sourd d’un tube rabâché depuis des mois sur les ondes, faisant danser leurs ombres, projetées sur la paroi d’en face par cette lumière orange saturée.

Le spectacle allait bientôt démarrer, sur la scène montée en plein air devant la salle des fêtes, avec “Les Machous“ ou “Lous Machous“, spectacle parodiant les personnalités et les évènements importants de l’année écoulée. Jocelyn y prendrait part, cette année, pour la seconde fois en tant que comédien, mais ne monterait sur scène que pour le final. Le spectacle commençait dans dix minutes : ils ajustèrent leurs déguisements et sautèrent du muret. Daniel n’avait fait, en terme de décoration, qu’écrire des obscénités sur sa blouse, Aurélien avait lui dessiné un torse de femme nue sur son t-shirt blanc, et portait un simple jean. Jocelyn était pour sa part vêtu d’un abstrait multicolore.

Aurélien faisait la courte échelle inverse à Jocelyn qui descendait du muret, quand une patrouille de police passa le pont. Ils se figèrent, laissèrent passer quelques secondes avant de prendre la direction de la salle des fêtes.

En chemin, ils passèrent par une rue peu fréquentée où dormait habituellement, à l’année pourrait-on même dire, un clochard. Lui n’avait pas migré ce soir, et deux jeunes, déguisés comme les droogies d’Orange Mécanique – ils n’avaient pas touché à la blouse, mis à part des bretelles peintes et un slip marron peint, et leurs masques étaient restés blancs sauf des cils peints vers le bas, sur leur paupière droite – le rouaient de coups de pied. Ils lui avaient déjà volé ses chaussures, vidé ses sacs plastiques, et ils le frappaient. Un geste lâche, mais qui participait aux derniers instants d’entraînement, avant l’affrontement annuel qui aurait lieu, quelques minutes après la dernière ronde – après la fermeture de la buvette – entre gitans, arabes et rugbymen.

La rue était trop étroite pour qu’ils ne passent sans les frôler, et les deux agresseurs s’étaient déjà retournés vers eux, l’œil mauvais et silencieux. Une course poursuite mémorable était sur le point de commencer. Aurélien et Daniel étaient habitués à se faire courser, voir même à se prendre une petite raclée par ci par là. Mais les raclées de la Fête des Fleurs, comme celles du carnaval, étaient souvent plus violentes et plus longues, puisqu’anonymes.

Jocelyn, lui, ne connaissait pas vraiment cette face de la fête : il débarquait cette année chez les grands, et n’avait jamais participé à ce qui, pour lui, n’avait jamais été qu’un spectacle.

Ils reculèrent, comme on recule face à un prédateur affamé : comme si de rien n’était, “nous ne faisons que passer“, et sortirent de leur champ de vision par une rue perpendiculaire. Daniel fit « Shut ! Tant qu’on les entend pas venir on ne court pas. C’est tout ce qu’ils attendent. » Mais les pas s’approchèrent, rapidement, et les jeunes prirent la fuite.

Jocelyn courait vite. C’était son “truc“. Il s’y connaissait en respiration qui évite les points de côté et savait prendre les virages sans perdre de vitesse, si bien qu’il ne fut pas trop distancé par les ados. Leurs poursuivants qui devaient déjà être ivres, avaient la foulée lourde, couraient sur le plat du pied, perdaient du temps dans les angles droits.

Talonnés de quelques mètres, ils arrivaient enfin au centre de la fête et des animations, fendant la foule qui se compactait toujours plus vers la scène et la buvette.

Se dégageait d’ors et déjà une odeur de sueur et de premières vapeurs d’alcool. Jocelyn parvint à percer dans cet amas de cirrhoses excitées à capes blanches, qui enflaient à grand renfort d’absinthe, et aperçut Serge, son frère non masqué, filmé par les chinois.

Lui et les chinois s’étaient déjà rencontrés chez Edam la semaine dernière alors qu’ils faisaient des interviews des vieux du coin, à propos de l’origine de la Fête des Fleurs. Seurge avait été filmé, à son insu, comme maintenant, ainsi que Jocelyn, qui avait également répondu à quelques questions posées par le français qui les accompagnait, celui qui ne venait pas d’ici. On lui disait des choses incompréhensibles qu’il répétait, Jocelyn lui répondait, et le traducteur répétait ça aux chinois dans la même langue incompréhensible.

Serge souriait, le nez en l’air ; il dénotait au milieu de toutes ces blouses tandis que lui portait son éternelle salopette bleue, refilée par le vieux Claude, sans masque. C’était une image que le cadreur voulait fixer sur la bande.

Ils étaient un groupe de trois chinois : deux cadreurs et une preneuse de son, accompagnés du traducteur français. Aucun des chinois n’avait une compréhension ni une maîtrise suffisante de la langue pour interroger eux même les habitants, qui souvent mêlaient français et patois. Leur accompagnateur, qui avait grandit dans un village de la région avant de partir faire des études de langue à Montpellier, les suivait depuis leur arrivée, une semaine plus tôt, jusqu’à leur départ, trois jours après la fête.

La foule semblait ne faire plus qu’un, s’amassant prêt de l’estrade, et quelques emmerdeurs arrivaient en courant, faisant faire des remous et des ressacs au flot de spectateurs, qui refusaient presque tout corps étranger. Les chinois avaient adopté le déguisement masque et blouse, et se fondaient bien dans la masse. Ils allaient filmer le spectacle, puis les quelques danses folkloriques qui allaient suivre, puis faire quelques interviews des personnes croisées lors des préparations du spectacle.

Les enceintes sur la scène émirent quelques sons amplifiés, et des spots blancs illuminèrent, aveuglèrent instantanément les spectateurs, qui savaient le signal de départ enfin donné. Une clameur vrombit dans la foule, des cris percèrent les applaudissements qui démarraient. Les enceintes diffusèrent la chanson qui ouvrait chaque édition, et qui faisait office de marche à suivre : « Attention mesdames et messieurs, dans un instant, ça va commencer ; accrochez vous à votre fauteuil… », paroles prémonitoires, emblématiques, reprises en chœur par le public. Les éclairages de face s’estompèrent et une douche vint découper un présentateur, sur le devant de la scène. Il annonça le démarrage de la soirée, puis son programme.

Les deux cadreurs s’étaient partagé l’espace à couvrir – un sur scène, l’autre dans la fosse, face au spectacle – la preneuse de son était, elle aussi, sur scène, indépendante, reliée à aucune des caméras, prenant les sons à part. Ils ne filmeraient que quelques passages du spectacle d’une heure trente, et voulaient principalement en couvrir l’introduction et la conclusion.

La semaine passée, le traducteur avait expliqué l’enjeu des déguisements aux chinois, qui n’avaient pas saisi le pourquoi de cette violence – à la fois à propos des costumes pour la scène, que ceux du public. Ils avaient vu des images sur internet, mais n’avaient pas été préparés à tant d’ironie dans ces déguisements qui sentaient l’auto flagellation : un mélange d’Halloween et d’orgie transsexuelle : les plus jeunes étaient le plus souvent sanguinolents, les hommes des femmes et les femmes des hommes. Mais s’ils n’avaient pas encore assisté aux scènes de violence physique réputées de fin de soirée, ils avaient aussi et surtout évité bon nombre de grossièretés grâce à la barrière de la langue. Le traducteur leur donnait des approximations soft, expliquant que la réalité allait sensiblement plus loin.

Ils avaient décidé, pour trame finale de montage, d’allers-retours entre interviews et spectacle, répétition et spectacle, confection de costume et spectacle. Ils étaient capables de reconnaître les intervenants derrière les masques, et s’ils ne saisissaient pas les gags avec précision, ils connaissaient les enchaînements suffisamment bien pour anticiper les cadrages. Ils avaient rencontré bon nombre des participants, certains leur adressaient même un clin d’œil ou un petit signe alors qu’ils passaient sur scène.

Les parodies, sarcasmes et ironies allaient bon train, et le public se tapait presque littéralement le cul par terre alors que le gag récurant du maire, représenté par un cheval de trait en rut, essayait invariablement de sodomiser la préfète, vache extrêmement laitière, trainant ses pis qui accrochaient le décors, sur lesquels trébuchaient les autres politiques. Cette blague avait fait date deux années auparavant – il y avait eu de la pluie, et le spectacle avait eu lieu dans la salle des fêtes – et le maire avait quitté la salle, puis imposé une retenue pour l’édition à venir. Mais tout le monde savait qu’il y avait un lien de parenté entre le maire et la préfète, et la boutade ne put être évitée l’année suivante, en fermeture du show, mettant encore une fois à nu, comme le faisaient chacune des boutades des Machous, un des préceptes de la ville : entre nous, sans les autres.

Ainsi le clou du spectacle de cette année se devait de surpasser les précédents : nous étions en mai de l’année 2007, et pour la première fois en trois éditions, la saillie eu lieu : il y eu une blague dégoulinante de fluides entre les deux derniers actes, et à la fin du spectacle, la préfète revenait pleine, mettant finalement bas d’une petite chèvre cornue, sautant plus haut que sa taille, criant aigue, arborant un masque de Nicolas Sarkozy. Dans le public s’éleva un mélange de hurlements de rire et de consternation. On ne vit pas le geste, perdu dans la foule, mais le maire quitta à nouveau les lieux. Le message n’était pas évident à saisir : était-ce un geste politique de circonstance ? Avait-on avait préparé un second masque en cas de victoire du PS… ?

Pourtant avec ce gag, pertinent ou non, ils avaient dévié de la charte politique usuelle, et seraient recadrés quelques jours plus tard. La gazette avait d’ailleurs publié, dès le lendemain « Tenons nous en à nos histoires » en titre principal. Comme si le groupuscule indépendant qu’était cette ville ne pouvait inclure les affaires “étrangères“.

Un an plus tard, après une minute de silence, pour l’anniversaire de la mort de Jocelyn, les organisateurs allaient faire leur autocritique en ouverture du spectacle. Ils allaient évoquer le rapprochement de fait entre le meurtre de Jocelyn et le fait que ce fut lui le porteur du masque de président entrant. Pourtant, quasiment personne n’avait su que c’avait été Jocelyn. Ainsi l’enquête avait éludé cette hypothèse ipso facto.

Après le salut de fin, la foule se dissipa lentement, la buvette fut, elle, prise d’assaut, et l’espace se réorganisa entre les groupes de buveurs et les premières rondes de danseurs. Les documentaristes se remirent rapidement au travail, cherchant dans la danse, dans un souci de suivi narratif, des masques croisés lors des interviews. Un des cadreurs approcha la buvette, tandis que l’autre, accompagné de la preneuse de son, filmait les premières rondes. Edam, toujours sans masque, était à la buvette, stoïque. Une seule vibration dans la nuque trahissait son ivrognerie, car ses yeux graves restaient concentrés. Il avait remarqué la caméra qui le filmait et s’était retourné vers un des serveurs, et avait demandé qu’on lui remplisse son verre. Le chinois insista alors sur le débit de boisson, sur un tavernier qui s’était peint une immense choppe à bière sur le buffet.

La ronde s’organisait selon un principe de tournage en rond vers la gauche sur trois pas, puis un pas sur la droite, entonnant un chant ésotérique que même le traducteur ne saisit pas à la première écoute. S’y retrouvaient la plupart des masques d’enfants filmés lors de leur confection, durant les ateliers peintures de la semaine, dans l’école primaire ; on reconnaissait également certains adultes qui s’étaient laissés approcher pour raconter l’histoire de la fête.

La caméra fut admise dans l’enceinte du cercle, puis prit place parmi les danseurs. Le cercle réduisait à mesure que l’heure avançait, et de plus en plus de gobelets gisaient, jonchant au sol comme morts au combat.

La buvette dut fermer rapidement, car les chinois n’avaient pas remarqué le début du démontage ; des techniciens, suffisamment expérimentés pour gravir échelles et praticables, malgré le degré d’alcool, rangèrent sons et lumières avant les premières avalanches sensitives et nerveuses – les leurs et celles des autres.

La preneuse de son et le cadreur de la ronde avaient exprimé le désir de rentrer se coucher – ils logeaient à l’Hôtel Molière, dans une rue parallèle – tandis que l’autre cadreur, qui avait épongé trop – ou trop peu – de verres pour rentrer tout de suite, voulut couvrir le off des festivités. Ils se séparèrent dans l’ambiance redevenue morne.

Quelques groupes s’étaient formés sur la petite place, désormais éclairée de quelques lampadaires à la lumière jaune foncée, et les voix avaient beaucoup perdu en décibels. Elles semblaient se concerter comme on fomente un mauvais coup. Le chinois, qui ne s’attendait aucunement à pareille désertion de la joie qui avait primée, hésita à s’en retourner lui aussi à l’hôtel. Il filmait encore à droite et à gauche, volant quelques longues focales aux groupes restés masqués, qui grandissaient, commençant à s’agiter : tintements de bouteilles, bruits de métal trainant au sol, ils se rejoignaient les uns les autres pour n’en former plus que trois.

Ils se jaugeaient : quelques éléments hors des cercles semblaient prendre la mesure des autres groupes, et d’un mouvement de tête ils demandaient aux uns s’ils étaient au complet, aux autres s’ils étaient prêts eux aussi.

Le cadreur quitta soudainement l’œilleton de sa caméra quand il réalisa combien il était proche de deux des groupes, et à quel point ils le fixaient. Les masques étaient violents, barbares, rouges, cassés, ils lui donnèrent une courte chaire de poule. Les blouses avaient disparues dans l’ensemble. Ils tenaient tous quelque chose à la main, souvent du bois ou de la ferraille.

Il y avait une immense énergie en face de lui, une énergie qu’il sentait essentiellement négative et désapprobatrice à son égard ; si bien qu’il fit mine de ranger son matériel et, à tâtons, de reculer. Mais soudain des cris le halèrent, deux ou trois personnes, comme si on lui disait de ne pas bouger. Il comprit, au contraire, qu’il ferait bien de déguerpir, et se décida à remballer une bonne fois pour toutes sa caméra, et à s’effacer des évènements à venir.

Le lendemain, regardant les dernières images filmées, le traducteur lui apprendrait qu’on lui demandait simplement de rester pour filmer l’affrontement.

Il parti, quelque peu flippé, et s’enfonça progressivement entre les immeubles, aux pieds éclairés par des lanternes trop faibles, se guidant aux magasins en rez-de-chaussée, illuminés pour la nuit. Un grondement le talonnait, et il agrandissait ses foulées, tournait parfois furtivement la tête vers la scène abandonnée, jusqu’à ce qu’il aperçu les premiers pas qui feraient le pont entre les groupes dissidents, accompagnés de trois masses de hurlements.

Il était seul en fin de compte. Il pensa au film, il pensa montage, se questionna sur la légitimité à y intégrer une telle scène, et ni une ni deux il sorti la caméra, chercha la bonne focale et la meilleure exposition, les cadra de plein pieds, en assez longue focale, prit une bonne aspiration et bloqua ses poumons, gardant la parallèle avec une paroi à la droite de son cadre, avant d’enclencher le bouton rouge. Il avait l’épicentre du conflit vu de côté, et pensait que cela clôturerait à merveille la séquence de la fête. Il se disait aussi qu’après tout, si là se trouvait un des enjeux sociaux culturels de cette Fête des Fleurs, ils auraient tout intérêt à l’intégrer au documentaire.

 

Chapitre 8

Entre les murs de pierres froides, qui portaient vaillamment photos, dessins naïfs et étagères poussiéreuses, Edam, les trois chinois et le traducteur démarraient posément un échange à propos de la fête, dont l’organisation battait son plein depuis quelques jours.

On braquait deux caméras et une perche droit sur Edam ; il portait son béret penché, qui lui fendait le visage, une chemise en laine sans rien en dessous et un sourire calme. Une caméra de face, qu’il fixait malgré les consignes de l’équipe, le cadrait en gros plan et détaillait tous les creux, toutes les cicatrices de ses joues, ses dents souvent gâtées et les poils d’une barbe rasée l’avant veille, qui se mêlaient avec d’autres poils blancs au bas de sa pomme d’Adam, vibrant sous le coup des “r“ roulés.

La tuyauterie devait être défectueuse, et des bouillonnements faisaient tourner la tête à l’ingé son, envahissant son casque, la déconcentrant des phrases qu’elle ne comprenait de toutes façons pas. Un trou, au dessus du bac de douche, tombeau de faïence à évacuation creusée dans le sol, dans lequel il fallait attendre que l’eau fut absorbée par la terre pour pouvoir se mouiller à nouveau, faisait office d’aération et provoquait un sifflement continue. Ces bruits là n’avaient jamais du gêner qui que ce soit avant aujourd’hui, pourtant la preneuse de son avait fait demander que l’on bouche au moins l’aération, le temps de l’interview et des sons d’ambiance.

Depuis les premiers mots, le traducteur dodelinait rapidement de la tête, entremetteur des échanges chinois/français et français/chinois, il hochait vite, comme un pivert creusant un arbre.

Il en ressortait qu’Edam ne participait jamais à l’organisation des spectacles, année après année, mais avait pourtant été membre du comité de création des “Machous“, spectacle qu’ils avaient réussi à placer le jour de la Fête des Fleurs. Il était fier de cette satire annuelle, sa prise de parti la plus grande dans une vie apolitique au possible.

Ces témoignages étaient du pain béni pour les chinois, qui n’avaient eu jusqu’ici aucun des créateurs de la fête. Ils savaient juste qu’elle avait été mise sur pieds à la fin des années 1960, alors que la politique était lourdement remise en cause par les Français. Au départ les attaques de sketchs avaient été ardentes et virulentes, mais un calme notoire reprenait ses quartiers depuis vingt ans.

S’ensuivit une courte discussion entre Edam et le traducteur, à propos du film et de sa raison d’être : « Ils viennent de Kunming, en Chine, et pas très loin de Kunming on célèbre également une Fête des Fleurs, où les habitants viennent raconter des histoires, de type légendes et contes ancestraux, ou des vieux comptes rendus de chasses héroïques. En gros des histoires qu’on raconte aux enfants quand on est vieux… Et ça s’organise de la même manière qu’ici : spectacle sur scène, puis rondes, parfois jusqu’au lever du soleil. En tout cas, semblable à ce qu’on a vu à la répétition hier.

Edam appréciait la coïncidence. « Et c’est pourl qui ? Pourla tévé ?

« CCTV, en Chine. C’est une commande faite à l’université de Kunming. Ils sont étudiants tous les trois. »

Jocelyn entra soudainement, en trombe, dans la maison, sans savoir ce qu’il s’y passait, titubant presque, balbutiant une phrase courte.

« Boniour » s’essaya un des cadreurs.

Sourire à pleines dents, Jocelyn répondit « Ni hao », et ajouta même « ni hao ma ? ».

Les trois chinois explosèrent de rire, une des caméras le filma. Ils se concertèrent et dirent au traducteur de lui proposer une interview.

Il hésita : « … mais j’allais jouer avec mon copain… Mais … d’acc’ » fit Jocelyn hilare.

Edam, qui le toisait en train de se pavaner devant les caméras qui le filmaient, prenant place à ses côtés, lui demanda : « Quel ? Pas le fils Druand hein ? ». Jocelyn, qui se faisait une raie précise sur le côté du crâne, ne répondit rien. Il se léchait les doigts pour coller quelques mèches récalcitrantes.

Le traducteur répéta en français ce qu’on lui disait en chinois : « Tu vas participer au spectacle ? Tu étais en classe quand tu as fais ton costume ? »

« Alors bé non, je l’ai fait tout seul, mais je l’ai pas encore fait… Oui je participe aux Machous, je serais à la fin, en tout dernier, je suis le dernier à aller sur scène avant le Salut. »

« Tu peux nous dire en quoi tu seras déguisé sur scène ? »

Jocelyn se frotta le front et mit sa main sur la moitié de son visage, souriant et gêné : « Heuuu ben nan… Enfin on m’a dit de pas l’ dire. Et t’ façon ché pas qui c’est. Mais chui une chèvre. »

L’interview se termina et Jocelyn fonça dans sa chambre.

Les cadreurs remercièrent chaleureusement Edam, et sortirent discuter de ce qui était transparu de l’entretien avec le traducteur, et faire quelques images de la maison de l’extérieur. Pendant ce temps, la preneuse de son récupérait des sons d’ambiance, en présence d’Edam, silencieux, concentré sur une fenêtre opaque qui tamisait le jour. Il sentait le soleil se poser comme une main chaude sur son front. Tous deux entendirent Jocelyn remuer un coffre et le pousser sous son lit, et Claude respira plus fort. Il s’empourprait progressivement, et lorsque son petit fils pénétra à nouveau la pièce il l’interpella, roulant toujours les “r“ : « Hé toi là ! Viens me voire… » Jocelyn fut coupé dans son mouvement comme on fonce dans un mur.

« Hmmm ? »

« Tu vas voir qui là ? J’ vous ai vu qu’ vous vous paluchiez l’un l’autre avec le fils Druand hein ! J’ vous ai vus là bas. » Il montrait un coin de la pièce, derrière lui, se projetait dans la cabane en bois, fabriquée par Edam pour Jocelyn et Serge, à cinquante mètres de la maison, juste à côté de la rivière.

« J’ vous ai vus faire des trucs pas propres ! »

La preneuse de son, qui comprenait, au ton, qu’il y avait engueulade, s’effaçait et prenait place parmi la chronologie de la décoration de la pièce.

Jocelyn, d’abord abasourdi par l’accusation, se mit soudainement à lui crier dessus : « T’es quoi ? Un espion !? T’es un espion papi, qu’a rien d’autre à f… à FOUTRE. Et quand c’est toi qui me dis que c’est pas grave, hein ? et qu’ tu m’ fais faire pareil… C’est toi qui l’a fait d’abord. »

« Ta gueule » balança Edam, perdant contenance. Il gonflait. Des veinules bleues semblaient prêtes à éclater autour de ses yeux. Jocelyn, lui, semblait s’envoler au dessus du mobilier.

« Avec Seurge et pis avec moi t’as fait ça… »

La chinoise voyait Edam, toujours assis, qui levait le nez au fur et à mesure. Son bras prit de l’élan…

 

Chapitre 9

« CLAC !!! »

Clic, tac. Le traducteur avait enfoncé la touche “stop“ du Nagra.

« Ca s’arrête là, elle a du couper après ce bruit de gifle. Elle m’a dit qu’il l’avait giflé. Nous on était dehors et on a vu le gosse détaler, plus vif et plus rouge qu’un renard, et contourner la baraque vers la route qui remonte vers la ville. Puis on l’a à peine revu en coup de vent, mais il nous a évités à chaque fois. Mais bon j’étais pas avec les chinois tout le temps, moi. »

Quignard semblait ailleurs : « Et… vous avez quitté la ville quand, vous m’avez dit ? » Abasourdi par le retournement de situation.

« Trois jours après la fête, finalement ; on est allés à Montpellier, je les ai logés chez moi, et rapidement on a commencé le “dérushage“ et le montage. Vous savez, ils sont pas encore repartis en Chine. On fait le montage à la fac, on a une salle. Et voilà, quoi. Je leur ai traduit ça, et au fur et à mesure j’ai repensé à ce qui s’était passé le soir des Machous… »

« … »

Quignard avait cet air absent, et pourtant ses pupilles faisaient mille allers retours sur le Nagra, comme s’il en détaillait chaque parcelle : l’objet qui allait peut être tout changer.

 

Annexe

 

Chapitre 3

Une matinée comme celle-ci lui rappelait, par bribes, ses nombreux réveils dus à la rosée, les articulations qui semblaient se briser comme de la porcelaine, alors qu’il dépliait genoux et coudes, qu’il avait plaqués contre son buste des heures durant. Par bribes seulement lui revenaient, aux nerfs, les sensations du froid, et à l’estomac celles de la faim. Il n’avait pas mangé depuis la veille ; la veille il n’avait pas mangé depuis le matin ; le matin il ne se souvenait pas avoir mangé, alors qu’il mangeait la même chose chaque jour.

Il n’avait pas encore chaud, assis sur un fagot de branches mortes ficelées, les bras ballants entre les genoux et les doigts ratissant branchettes et brindilles. Des matinées comme celle-ci, il en avait traversées sur presque trente ans, et pas une ne lui revenait plus qu’une autre – les matinées de printemps ayant pourtant ceci de fabuleuses qu’elles vous faisaient oublier les douleurs du froid bien plus vite que les mois précédents, quand chaque minute menaçait de vous engourdir pour toujours.

La rosée semblait le réveiller chaque matin, chaud ou froid, dedans ou dehors, mécaniquement, aux aurores. Instinctivement. Le bruissement d’une nature qui se réveille le levait avec elle, et avec elle, la faim l’appelait par spasmes, qu’il oubliait successivement, à mesure de leurs apparitions.

Les ongles ternis, il grattais le sol et fouillait des yeux, ne cherchait jamais rien, en extrayait pourtant les formes, les couleurs qui l’interpellaient, faisait un tas, changeait d’axe, oubliait le tas dès que la faim le reprenait ; alors il s’enfonçait un poing dans l’estomac, comme pour le remplir, et parfois avalait de la mousse ou des branches humides, et oubliait alors la faim.

Un bruit continu l’avait extirpé de cette torpeur, et il vit une lumière se déplacer vers la baraque. Il émit un son sourd de corde grave et continua son jardinage à l’aveugle. Les yeux flous, perdus dans la verdure, il recommençait à entendre les sons qui l’avaient accompagné jusqu’ici : les oiseaux se reconnaître, la brise s’engouffrer doucement dans son tympan, son ventre gargouiller, la rivière courir, le tissus se plier et se froisser alors qu’il enfonce son poing dans son ventre, et au loin, la baraque, des sons de ferraille, qui claque, qui grince, des portes et du bois frappés, des voix fortes.

Un court retour au bucolique avant une nouvelle porte et des pas qui se rapprochent, s’éloignent, s’arrêtent, s’approchent à nouveau jusqu’à lui faire face, puis lui parler, lui donner des ordres. Il leva les yeux sur un homme bleu marine, à la barbe bien taillée et courte et aux pupilles en pointe de peinture noire, les yeux pleins de haine.

« Lève toi Seurge ! Dépêche !! »

Serge fixa les chaussures de l’adjoint, puis détourna le regard vers la route et les arbres, aux touffes grandissantes, qui la cachaient progressivement. Tatre le dévisagea un instant.

« T’as tué Jocelyn ? T’as tué Jocelyn Seurge, pas vrai ? » Tatre l’enfonçait du regard dans le sol. Il y aurait ajouté le geste. Serge bloquait les muscles de son visage en une légère grimace. Une grimace d’hébétude. « Seurge ! C’est mal ! »

« Seuuurge… » répondit Serge.

Tatre se plia et le saisit par les aisselles, le souleva jusqu’à ce qu’il lui fit face ; Serge n’avait pas décroché son regard du flou vert.

« Pourquoi t’as fait ça ? » Il resserrait sa prise de plus en plus fort, trouant le vieux tissu craquelé. Serge remonta ses pommettes sous la douleur, et respira plus fort, la gorge grinçante. Tatre le secoua comme pour le réveiller, et Serge ouvrit la bouche, grinçant toujours de sa gorge donnant des variations de ton. Tatre l’aurait happé, lui aurait arraché un bout de joue.

Serge le regarda enfin en face, avec une douleur teintée d’incompréhension, les pupilles en mines de crayon, le visage sale, terreux.

« Dis le qu’ c’est ta faute ! » Il le lâcha un instant, le saisit au poignet, et l’entraîna vers la baraque d’Edam.

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